Mais Luc ne se souvient de rien. En revanche, ses actes parlent pour lui. Tortures sur des animaux. Sexualité morbide. Goût de la solitude. Luc est un tueur en puissance. Un abcès prêt à crever. Beltreïn suit cette transformation avec avidité et la nourrit — c’est l’ombre portée des ténèbres, la force noire revenue sur terre pour le renseigner.
Un jour, enfin, Luc se souvient. Le tunnel. La lumière rouge. Le givre brûlant. Le vieillard albinos. Beltreïn prend des notes. Enregistre le gamin. L’étudie sous toutes les coutures.
Luc est son cobaye.
Mais aussi son conteur, son navigateur, son Homère.
Et bientôt, son maître.
À douze ans, Luc tue le chien de Beltreïn, par jeu, par provocation. Le médecin n’a plus de doute : l’enfant est bien un messager du diable. Il lui jure allégeance. Il est prêt à suivre ses ordres, qui ne sont que les volontés de « là-bas ».
1981.
Beltreïn décide d’adopter officiellement Luc — sa mère vient d’être internée pour alcoolisme chronique. Puis il se ravise : il devine que l’enfant aura besoin d’une couverture discrète, anonyme. Il faudra le protéger contre les lois, la justice, le pauvre système des humains.
Luc est un monstre.
Un envoyé du diable.
Beltreïn sera son ombre, son apôtre, son protecteur.
Il inscrit le jeune garçon à Saint-Michel-de-Sèze.
Luc découvre l’éducation catholique. Il s’infiltre chez l’ennemi et il aime ça. C’est à ce moment qu’il rencontre un jeune croyant naïf et idéaliste — moi. « Tu es devenu mon sujet d’observation, souligne Luc. Mon sujet d’expériences. »
Le mal progresse en lui. Les meurtres d’animaux ne suffisent plus : il doit passer au sacrifice humain. Dès qu’il le peut, il s’enfuit de Saint-Michel et rôde dans les villages voisins, en quête de victimes. Un jour, il rencontre Cécilia Bloch, neuf ans. Il l’attire dans une forêt et la brûle vivante en la pulvérisant avec un aérosol enflammé.
Cécilia Bloch.
La petite qui m’a tant obsédé.
Le crime qui hante mes nuits depuis vingt ans. Luc Soubeyras est donc l’auteur du meurtre fondateur. Mensonge absolu de mon destin. Je me sens emporté par un torrent de boue et perds le fil de son discours. Je dois faire un effort surhumain pour me concentrer à nouveau sur sa voix.
Cette nuit-là, après l’autodafé, Luc disparaît. Le recteur du collège prévient Beltreïn. Fou d’angoisse, le médecin fait le voyage et ratisse les forêts avoisinantes : il connaît le goût de Luc pour les lieux sauvages, les ténèbres, la solitude. Il ne le trouve pas. Il plonge finalement dans le gouffre de Genderer et découvre l’enfant, prostré dans la grotte aux dessins. Affamé, perdu, Luc avoue son crime mais il est trop tard pour faire le ménage. Le corps est découvert. Par chance, Luc n’est pas soupçonné. Mais qui pourrait soupçonner un enfant d’un tel meurtre ?
Les années passent. Luc multiplie les assassinats. Chaque fois, Beltreïn s’occupe du corps, nettoyant la scène de crime. Luc est à la fois son maître et sa créature.
Pour l’enfant, chaque crime est un rituel de passage.
Un nouvel anneau du serpent, avant la mue complète.
1986.
Luc s’installe à Paris. Il a dix-huit ans. Il tue encore, de manière sporadique. Sans cohérence ni fil rouge. Il n’a pas encore saisi la logique interne de son destin.
Pour son anniversaire, Beltreïn lui fait une terrible révélation. Luc n’est pas seul dans son cas. Le médecin suisse lui parle des Sans-Lumière, sur lesquels il a effectué des recherches. Luc comprend qu’il a une « famille ». Il devine aussi qu’il a hérité d’une mission plus profonde.
Pas seulement faire le mal, mais l’engendrer, le multiplier…
Créer d’autres Sans-Lumière.
Devenir un pôle de lumière négative.
1988.
Beltreïn, chef de service au CHUV de Lausanne, sauve une autre enfant : Manon Simonis. Dès le lendemain, sa mère, bouleversée, lui révèle que l’enfant était possédée. Beltreïn la raisonne mais se dit que Manon est peut-être, elle aussi, une Sans-Lumière. Il convainc Sylvie de ne pas dévoiler sa survie. Il installe Manon dans un pensionnat suisse sous un nom d’emprunt et tente de reproduire l’histoire de Luc.
Mais la petite ne montre aucun signe de possession, aucune trace de pulsions négatives. Beltreïn refuse l’idée qu’il se soit trompé. Manon revient d’entre les morts. Elle est marquée par le diable. Il doit être patient : la pulsion maléfique se révélera plus tard.
Alors, il scellera les fiançailles du Mal : Luc et Manon.
Pendant ce temps, Luc poursuit son apprentissage.
1991.
Le Soudan d’abord puis, surtout, Vukovar.
Dans la ville assiégée, la violence est partout. Femmes enceintes brûlées vives, nouveau-nés arrachés des ventres au couteau, enfants aux yeux crevés. Une litanie d’horreurs dans laquelle Luc exulte. Il participe à ces orgies de sang. Il est pris d’une ivresse, d’une allégresse sans limites. Satan est bien le Maître du monde !
Luc retourne en Afrique. Quelques mois au Liberia, après l’assassinat de Samuel K. Doe. Il y contracte un goût nouveau : le déguisement. Il se mêle aux tueurs affublés de masques. Il arbore lui-même des trognes de grand-mère ou de zombie quand il tue, viole, pille…
« Je m’appelle Légion, parce que nous sommes plusieurs. »
1992.
Nouvelle métamorphose. Luc devient flic. Il sème la terreur, la corruption, la violence, en toute impunité. Parfois, il mène l’enquête sur ses propres crimes. D’autres fois, il traque des concurrents — des tueurs. S’ils sont médiocres, il les arrête. S’ils possèdent quelque vice particulier, une originalité, il les laisse courir. C’est une période faste. Luc tire les ficelles. Il saborde le système judiciaire de l’intérieur. Il est aux premières loges pour truquer, voler, tuer, et miner la société humaine.
Il est à la fois l’esprit du Malin et son instrument.
Luc prend soin aussi de se marier, puis d’avoir deux enfants. Un nouveau masque. Infaillible. Qui suspecterait un honnête père de famille, flic intègre, catholique pratiquant ?
Mais Luc n’a pas oublié son projet : créer ses propres Sans-Lumière.
Au milieu des années quatre-vingt-dix, Beltreïn entend parler de l’iboga noir. Il connaît déjà les substances chimiques qui peuvent reproduire des états proches de la mort, mais il n’a jamais étudié les propriétés de la plante africaine. Beltreïn se renseigne à Paris. Il plonge dans le milieu africain. Il rencontre Massine Larfaoui qui lui procure la plante psychoactive.
Sans hésiter, Luc s’injecte le poison et n’en retire qu’une déception. L’iboga noir est une imposture. Rien à voir avec ce qu’il a connu, lui, au fond de la caverne. Pourtant, la racine peut lui permettre de « préparer » ses Sans-Lumière, moyennant quelques aménagements.
Avril 1999 .
Beltreïn est appelé au chevet d’un miraculé en Estonie : Raïmo Rihiimäki. Le cas est parfait. Un jeune musicien gothique nourri de rock satanique, défoncé jusqu’aux yeux. Son père soûlard a tenté de le tuer, à bord de son bateau de pêche.
Luc rejoint Beltreïn à Tallinn. Raïmo est encore à l’hôpital. Dès la première nuit, Beltreïn lui injecte le produit africain, associé à d’autres substances psychotropes. L’Estonien commence son voyage. Il quitte son corps, voit le couloir, les ténèbres rougeoyantes, mais conserve une semi-conscience.
Luc apparaît alors dans la chambre, à genoux, déguisé en petit garçon. Il s’est confectionné un mufle raclé, tailladé, dégoulinant de sang. Raïmo est horrifié, mais aussi subjugué. Luc lui parle. Raïmo boit ses paroles. Le Serment des Limbes selon Luc Soubeyras…
Читать дальше