— Je pense qu’il s’agit du même tueur.
— Et Beltreïn ?
— Beltreïn n’était peut-être pas le meurtrier aux insectes. Ou bien il n’agissait pas seul. Il élevait les bestioles, préparait les produits, pour un autre coupable. Celui qui a égorgé la petite famille et qui a dû laisser sa signature.
Nouveau silence. Svendsen réfléchissait. Je profitai de l’avantage.
— Si j’ai raison, si le meurtrier des Soubeyras est aussi celui du rituel des insectes, alors il a dû placer un secret dans leurs corps. Un jeu sur la chronologie. Un pourrissement accéléré. Quelque chose qui signe son style.
— Non. Quand on les a retrouvés, les corps étaient encore chauds. Elles baignaient dans leur sang. Je n’ai rien entendu à propos d’un fait qui…
— Vérifie. Le légiste a peut-être manqué un détail.
— Les corps sont enterrés depuis des jours. Si tu penses à une exhumation, tu…
— Un coup d’œil aux rapports, c’est tout ce que je te demande. Étudie-les du point de vue de la décomposition. Les chiffres, les analyses, le moindre élément sur l’état des cadavres lors de leur découverte. Vérifie s’il n’y a pas un signe qui pourrait appartenir à l’univers tordu des autres meurtres.
Un dernier intervalle s’écoula. Enfin, le Suédois concéda :
— Je te rappelle.
J’allai chercher un café à la machine, longeant les murs pour éviter toute rencontre avec les collègues. Retour au dossier. Un autre chapitre à disséquer — le profil de Moritz Beltreïn. Sa vie, ses passions, ses rencontres. Je l’avais déjà fait, en profondeur, mais je cherchais maintenant autre chose. Un personnage récurrent dans son entourage. Un homme de l’ombre.
Je plongeai encore une fois dans sa biographie. L’homme avait passé sa vie à réanimer les morts. Il avait inventé une machine d’exception pour les tirer du néant. Il s’était toujours tenu sur ces confins, tendant la main à ceux qui pouvaient être repêchés. Il avait sauvé des dizaines de vies, prodigué le bien pendant trente années, dispensé son savoir aux États-Unis, en France, en Suisse. Une existence sans tache.
Je traquai pourtant, jusqu’à m’en brûler les yeux, un nom qui reviendrait, une zone d’ombre, un événement singulier. Quelque chose, n’importe quoi, qui puisse expliquer sa psychose ou désigner un partenaire criminel. Chaque mot semblait battre au plus profond des minuscules vaisseaux de mon cerveau.
Mais je ne trouvai rien.
Pourtant, je le sentais, quelque chose passait entre ces lignes. Un détail, une faille, qui courait sous mes yeux et que je ne parvenais pas à identifier.
20 heures .
Nouveau café. Les couloirs de la Crime étaient maintenant déserts. Ici comme partout ailleurs, le vendredi soir, on rentrait chez soi plus tôt.
Retour au bureau.
Je repris, une troisième fois, les données par le début. Étudiai en détail les circonstances du premier sauvetage de Beltreïn, en 1983. Lus l’article incompréhensible, rédigé en anglais, que le médecin avait publié, deux années plus tard, dans la revue scientifique Nature. Je me farcis la liste des conférences que le spécialiste avait données, pays après pays.
Une heure passa encore.
Je ne trouvais rien.
J’allumai une nouvelle Camel, me massai les paupières et repartis pour un tour.
Les dates. Les noms. Les lieux.
Et soudain, je sus.
Dans chaque biographie, on citait la première utilisation de la machine « by-pass » : une jeune femme, noyée dans le lac Léman, en 1983. Or, un souvenir me revenait maintenant. Lors de notre rencontre à l’hôpital, Beltreïn m’avait dit, afin de démontrer sa longue expérience, qu’il avait tenté cette opération, une première fois, en 1978, « sur un petit garçon mort d’asphyxie ».
1978 .
Pourquoi les articles ne mentionnaient-ils jamais cette intervention ? Pourquoi ces hagiographies faisaient-elles toujours démarrer les débuts du toubib en 1983 ? Pourquoi Beltreïn avait-il lui-même occulté, dans ses interviews, son curriculum vitae, cette expérience ? Et pourquoi , s’il avait quelque chose à cacher, m’en avait-il parlé ?
Je me connectai sur Internet et accédai aux archives de la Tribune de Genève. Les mots-clés pour l’année 1978 : « Beltreïn », « sauvetage », « asphyxie ». Aucun résultat. Je tentai la même expérience avec L’Illustré suisse, Le Temps, Le Matin. Que dalle. Aucune trace d’une opération spectaculaire. Merde.
Un autre souvenir, à mon secours. 1978 était la dernière année que Beltreïn avait passée en France, à Bordeaux. J’effectuai la même recherche dans les archives de Sud-Ouest.
L’article me péta à la gueule : SAUVETAGE MIRACULEUX PAR UN MÉDECIN SUISSEy racontait en détail comment Moritz Beltreïn avait utilisé, pour la première fois, la machine de transfusion sanguine pour réanimer un petit garçon mort d’anoxie.
Du feu dans les veines.
L’enfant avait été récupéré au fond du gouffre de Genderer, dans les Pyrénées. Il avait été transféré en hélicoptère au CHU de Bordeaux, où Beltreïn avait proposé sa méthode. Déjà, les lignes dansaient devant mes yeux. Je ne comprenais plus rien.
Parce qu’un nom éclaboussait tous les autres mots en ondes de terreur.
Le nom de l’enfant réanimé.
Le dernier auquel je me serais attendu.
Luc Soubeyras.
Je secouai la tête, en murmurant : « Non, impossible », mais lus en détail. En avril 1978, Moritz Beltreïn avait arraché Luc, alors âgé de onze ans, aux griffes de la mort. La coïncidence était trop dingue. Les routes des deux personnages — Luc et Beltreïn — s’étaient croisées, vingt-quatre ans avant que tout commence !
Je me forçai à relire l’article à froid, tenant à distance les multiples implications de cette découverte. À la base, un fait que j’ignorais : Luc était avec son père lorsque le spéléologue était descendu dans le gouffre de Genderer, en 1978. Sans doute Nicolas Soubeyras avait-il voulu initier son fils aux sensations de cette discipline. Et encore une fois, le mettre à l’épreuve.
Mais la plongée dans les abîmes avait mal tourné.
Un éboulement avait bloqué l’issue par laquelle le père et le fils étaient descendus. Les pierres avaient tué Nicolas Soubeyras sur le coup. Luc avait survécu mais il avait été lentement asphyxié par les gaz de décomposition du cadavre de son père. Quand les deux corps avaient été découverts, l’enfant venait de mourir. Beltreïn, à l’hôpital de Bordeaux, avait alors tenté, pour la première fois, d’utiliser, de manière inversée, la machine de refroidissement. Il avait réussi à ramener l’enfant à la vie — un enfant dont le cœur avait cessé de battre durant au moins deux heures. Le plus beau sauvetage de Beltreïn : le premier, celui qu’il dissimulait au fond de sa biographie.
Et maintenant, les déductions.
Lors de cet accident, Luc avait vécu une NDE négative. À onze ans, il avait vu le diable. Sa « révélation » mystique n’était pas celle qu’il m’avait toujours racontée, sur les falaises des Pyrénées, quand la lumière avait dessiné le visage de Dieu. Elle avait eu lieu au fond d’un gouffre, alors que les ténèbres l’enserraient et que son père pourrissait à ses côtés.
Luc était un Sans-Lumière.
Le seul véritable possédé de l’affaire.
Les faits, à reprendre à rebours.
Luc Soubeyras n’avait donc pas rencontré Satan quelques semaines auparavant, lorsqu’il s’était immergé dans la rivière. Tout cela était feint, calculé, truqué. Sa noyade, sa vision, son réveil maléfique : des mensonges. Lors de sa séance d’hypnose, Luc n’avait raconté que ses souvenirs d’enfant, qui dataient de Genderer !
Читать дальше