L’ouragan était à son paroxysme. À la lueur constante des éclairs, on y voyait comme en plein jour. Le vent courbait les arbres. Le fleuve bouillonnait, blanc d’écume. À travers le rideau de la pluie, on distinguait les contours escarpés de la rive opposée. De temps en temps, l’un des géants de la forêt renonçait au combat et s’abattait dans un fracas sinistre. Le tonnerre emplissait l’air de vibrations assourdissantes, si violentes qu’elles éveillaient irrésistiblement la terreur. À ce moment, la tempête parut redoubler d’efforts et les trois malheureux garçons eurent l’impression que l’île éclatait, se disloquait, les emportait avec elle dans un enfer aveuglant. Triste nuit pour des enfants sans foyer.
Cependant, la bataille s’acheva et les forces de la nature se retirèrent dans un roulement de tonnerre de plus en plus faible. Le calme se rétablit. Encore tremblants de peur, les garçons retournèrent au camp et s’aperçurent qu’ils l’avaient échappé belle. Le grand sycomore, au pied duquel ils dormaient d’habitude, avait été atteint par la foudre et gisait de tout son long dans l’herbe.
La terre était gorgée d’eau. Le camp n’était plus qu’un marécage et le feu, bien entendu, était éteint car les garçons, imprévoyants, comme on l’est à cet âge, n’avaient pas pris leurs précautions contre la pluie. C’était grave car ils grelottaient de froid. Ils se répandirent en lamentations sur leur triste sort, mais ils finirent par découvrir sous les cendres mouillées un morceau de bûche qui rougeoyait encore. Ils s’en allèrent vite chercher des bouts d’écorce sèche sous de vieilles souches à demi enfouies en terre et, soufflant à qui mieux mieux, ils parvinrent à ranimer le feu. Lorsque les flammes pétillèrent, ils ramassèrent des brassées de bois mort et eurent un véritable brasier pour se réchauffer l’âme et le corps. Ils en avaient besoin. Ils se découpèrent, après l’avoir fait sécher, de solides tranches de jambon, et festoyèrent en devisant jusqu’à l’aube, car il n’était pas question de s’allonger et de dormir sur le sol détrempé.
Dès que le soleil se fut levé, les enfants, engourdis par le manque de sommeil, allèrent s’allonger sur le banc de sable et s’endormirent. La chaleur cuisante les réveilla. Ils se firent à manger, mais, après le repas, ils furent repris par la nostalgie du pays natal. Tom essaya de réagir contre cette nouvelle attaque de mélancolie. Mais les pirates n’avaient envie ni de jouer aux billes ni de nager. Il rappela à ses deux compagnons le secret qu’il leur avait confié et réussit à les dérider. Profitant de l’occasion, il leur suggéra de renoncer à la piraterie pendant un certain temps et de se transformer en Indiens. L’idée leur plut énormément. Nus comme des vers, ils se barbouillèrent de vase bien noire et ne tardèrent pas à ressembler à des zèbres, car ils avaient eu soin de se tracer sur le corps une série de rayures du plus bel effet. Ainsi promus au rang de chefs sioux, ils s’enfoncèrent dans le bois pour aller attaquer un campement d’Anglais.
Peu à peu, le jeu se modifia. Représentant chacun une tribu ennemie, ils se dressèrent des embuscades, fondirent les uns sur les autres, se massacrèrent et se scalpèrent impitoyablement plus d’un millier de fois. Ce fut une journée sanglante et, partant, une journée magnifique.
Ravis et affamés, ils regagnèrent le camp au moment du dîner. Une difficulté imprévue se présenta alors. Trois Indiens ennemis ne pouvaient rompre ensemble le pain de l’hospitalité sans faire la paix au préalable et, pour faire la paix, il était indispensable de fumer un calumet. Pas d’autre solution: il fallait en passer par là, coûte que coûte. Deux des nouveaux sauvages regrettèrent amèrement de ne pas être restés pirates. Néanmoins, dans l’impossibilité de se soustraire à cette obligation, ils prirent leurs pipes et se mirent à tirer vaillamment dessus.
À leur grande satisfaction, ils s’aperçurent que la vie sauvage leur avait procuré quelque chose. Maintenant, il leur était possible de fumer sans trop de déplaisir et sans avoir à partir brusquement à la recherche d’un couteau perdu. Plus fiers de cette découverte que s’ils avaient scalpé et dépouillé les Six Nations, ils fumèrent leurs pipes à petites bouffées et passèrent une soirée excellente.
Cependant, en ce calme après-midi du samedi, la joie était loin de régner au village de Saint-Petersburg. La famille Harper et celle de tante Polly préparaient leurs vêtements de deuil à grand renfort de larmes et de sanglots. Un silence inhabituel pesait sur toutes les maisons. Les enfants redoutaient le congé du dimanche et n’avaient aucun goût à jouer, aucun entrain.
Au cours de la journée, Becky Thatcher se surprit à errer dans la cour déserte de l’école, mais ne trouva rien pour dissiper sa mélancolie.
«Oh! si seulement j’avais gardé sa boule de cuivre! soupira-t-elle. Mais je n’ai rien pour me souvenir de lui!»
Elle s’arrêta et considéra l’un des angles de la classe.
«C’était ici, fit-elle, poursuivant son monologue intérieur. Si c’était à recommencer, je ne dirai jamais ce que j’ai dit… Non, pour rien au monde. Mais, maintenant, c’est fini. Il est parti. Je ne le reverrai plus jamais, jamais, jamais…»
Cette pensée lui fendit le cœur et les larmes lui inondèrent le visage. Garçons et filles, profitant de leur journée de congé, vinrent à l’école comme on va faire un pieux pèlerinage. Ils se mirent à parler de Tom et de Joe, et chacun désigna l’endroit où il avait vu ses deux camarades pour la dernière fois.
«J’étais là, juste comme je suis maintenant. Il se tenait ici, à ta place. J’étais aussi près que ça, et il souriait ainsi. Et puis quelque chose de terrible m’a traversé. Je n’ai pas compris à ce moment-là. Si j’avais su!»
Puis on se querella pour savoir qui les avait vus le dernier, chacun se disputant ce triste privilège. Quand les témoins eurent tranché, les heureux élus prirent un air d’importance, éveillant autour d’eux l’admiration et l’envie. Un pauvre garçon qui n’avait rien d’autre à proposer alla jusqu’à dire, avec une fierté manifeste à ce souvenir:
«Eh bien, moi, une fois, Tom Sawyer m’a battu!»
Mais cette tentative pour mériter la gloire fut un échec: la plupart des garçons pouvaient en dire autant, et cela ôtait tout son prix à l’exploit. Le groupe s’éloigna enfin en évoquant à voix sourde le souvenir des héros disparus.
Le lendemain, après l’école du dimanche, le glas se mit à sonner au lieu du carillon qui conviait d’habitude les fidèles au service. L’air était calme et le son triste de la cloche s’harmonisait parfaitement avec le silence de la nature. Les villageois arrivèrent un à un. Ils s’arrêtaient un instant sous le porche pour échanger à voix basse leurs impressions sur le triste événement. À l’intérieur de l’église, pas un murmure, pas un chuchotement, rien que le frou-frou discret des robes de deuil. Jamais la petite chapelle n’avait contenu tant de monde. Lorsque tante Polly fit son entrée, suivie de Sid, de Mary et de toute la famille Harper, l’assistance entière se leva et attendit debout que les parents éplorés des petits disparus se fussent assis au premier rang. Alors, au milieu du silence recueilli, ponctué de brefs sanglots, le pasteur étendit les deux mains et commença tout haut à prier. Puis l’assemblée chanta une hymne émouvante, suivie du texte: «Je suis la Résurrection et la Vie.»
Le pasteur fit alors un tableau des vertus, de la gentillesse des jeunes disparus, et des promesses exceptionnelles qu’ils laissaient entrevoir. Au point que chaque fidèle présent, conscient de la justesse de ces paroles, se reprocha son aveuglement devant ce qu’il avait pris pour des défauts et des lacunes graves chez ces pauvres garçons. Le révérend rappela mille traits qui prouvaient la bonté et la générosité de leur nature. Et tous, en pensant à ces épisodes, regrettaient d’avoir songé à l’époque que tout cela ne méritait que le fouet. Plus le révérend parlait, plus il devenait lyrique. À la fin, l’assistance émue jusqu’au tréfonds de l’âme se joignit au chœur larmoyant des parents éplorés et laissa libre cours à ses larmes et à ses sanglots. Le pasteur lui-même, gagné par la contagion, mouilla de ses pleurs le rebord de la chaire.
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