Au crépuscule, le bac reprit son service et les embarcations qui lui avaient fait escorte disparurent. Les pirates retournèrent à leur camp. Ils étaient fous d’orgueil et de plaisir. Ils prirent du poisson, le mangèrent pour leur dîner et se demandèrent ce qu’on pouvait bien penser de leur disparition au village. La détresse de leurs parents et de leurs amis leur fut un spectacle bien doux à imaginer, mais, lorsque la nuit tomba tout à fait, leur entrain tomba lui aussi. Tom et Joe ne pouvaient s’empêcher de penser à certaines personnes qui ne devaient sûrement pas prendre leur équipée avec autant de légèreté. Le doute les saisit, puis l’inquiétude; ils se sentirent un peu malheureux et soupirèrent malgré eux. Au bout d’un certain temps, Joe tâta le terrain et demanda à ses amis ce qu’ils penseraient d’un retour à la civilisation, pas tout de suite, bien sûr, mais…
Tom repoussa cette idée d’un ton sarcastique et Huck, qui ne partageait pas les soucis de ses camarades, traita Joe de poule mouillée. La mutinerie en resta à ce début.
Il faisait nuit. Huck ronflait et Joe l’imitait. Tom se leva sans bruit et s’approcha du feu. Il ramassa un morceau d’écorce de sycomore, le cassa en deux, sortit de sa poche son petit fragment d’ocre rouge et se mit à gribouiller quelque chose. Ensuite, il roula l’un des deux morceaux d’écorce, l’enfouit dans sa poche et alla déposer l’autre dans le chapeau de Joe. Dans ce même chapeau, il plaça certain trésors d’écolier, d’une valeur pratiquement inestimable: un morceau de craie, une balle en caoutchouc, trois hameçons et une bille d’agate. Alors, il s’éloigna sur la pointe des pieds. Quand il fut bien sûr qu’on ne pouvait plus l’entendre, il prit sa course dans la direction du banc de sable.
Quelques minutes plus tard, Tom pataugeait dans les eaux basses du chenal en direction de la rive de l’Illinois. Il avança tant bien que mal jusqu’au milieu de la passe. Il lui restait cent mètres à couvrir en eau profonde. Il se mit à nager de biais pour lutter contre la force du courant, mais il fut quand même déporté, beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il atteignit la rive, chercha une plage accessible, et sortit de l’eau. Il mit la main à sa poche, constata que le morceau d’écorce y était toujours et, les vêtements ruisselants, commença à suivre la berge. Un peu avant dix heures, il arriva en face du village, à un endroit découvert auprès duquel le bac était amarré. Les étoiles brillaient. Tout était silencieux. Tom se glissa jusqu’au niveau du fleuve, entra de nouveau dans l’eau, fit quelques brasses et, à la force des poignets, grimpa dans le canot de service attaché à la proue du vapeur. Là, il se cacha sous la banquette et attendit.
Bientôt, une cloche sonna et une voix cria: «Larguez!» Une minute après, le canot relevait le nez et se mettait à danser sur le sillage laissé par le bac. Le voyage commençait. Tom était enchanté de son succès car il savait que c’était la dernière traversée du bac pour la journée. Au bout d’un quart d’heure, les aubes des roues cessèrent de battre l’eau. Tom enjamba le bordage du canot et gagna la berge à la nage. Il aborda cinquante mètres plus bas pour éviter les promeneurs tardifs, puis, empruntant les chemins déserts, il ne tarda pas à arriver derrière la maison de sa tante. Il escalada la palissade, s’approcha à pas de loup de la fenêtre du salon derrière laquelle brûlait une lampe. Dans la pièce, tante Polly, Sid, Mary et la mère de Joe Harper étaient réunis et bavardaient. Entre leur petit groupe et la porte se dressait un lit. Tom s’approcha, souleva le loquet, poussa légèrement, recula en entendant un craquement, s’agenouilla et pénétra au salon sans être vu.
«Tiens, pourquoi la lampe vacille-t-elle comme cela? demanda tante Polly. La mèche est pourtant bonne. Et cette porte qui s’ouvre! Nous n’avons pas fini de voir des choses étranges. Sid, va donc fermer la porte.» Tom disparut juste à temps sous le lit. Il reprit son souffle et, en rampant, alla se placer presque sous le fauteuil de tante Polly.
«Je disais donc qu’il n’était pas méchant, fit la vieille dame. Il était seulement turbulent. Voilà. Un jeune poulain, un cheval échappé. Il n’avait jamais de mauvaises intentions. C’était un petit cœur en or…»
Et la pauvre femme se mit à pleurer.
«C’était la même chose avec mon Joe, déclara M meHarper. Toujours prêt à faire une bêtise mais si gentil, si peu égoïste… Quand je pense que je l’ai fouetté pour avoir volé cette crème que j’avais jetée moi-même parce qu’elle était tournée! Dire que je ne le reverrai plus jamais, jamais, à cause de cela! Pauvre petit!»
Et M meHarper se mit à sangloter comme si son cœur allait éclater.
«J’espère que Tom n’est pas trop mal là où il est, fit Sid. En tout cas, s’il avait été plus gentil…
– Sid!»
Tom sentit le regard de la vieille dame se poser sur son frère, bien qu’il fût incapable de le voir.
«Sid! pas un mot contre mon Tom maintenant qu’il n’est plus. Dieu aura soin de lui, ne t’inquiète pas. Oh! Madame Harper, je ne pourrai jamais m’en remettre. Ce garçon était un tel réconfort pour moi. Il avait beau me faire enrager…
– Le Seigneur te l’a donné, le Seigneur te l’a repris. Que le nom du Seigneur soit béni! Mais c’est dur… Je le sais… Tenez, dimanche dernier, mon Joe m’a fait partir un pétard sous le nez et je l’ai battu… Si j’avais su… je l’aurais embrassé.
– Ah! oui, madame Harper, je vous comprends, allez! Hier après-midi, mon Tom a fait boire du Doloricide au chat, qui a failli tout casser dans la maison. Alors, Dieu me pardonne, j’ai donné un coup de dé à Tom. Pauvre, pauvre petit! Mais il est mort, maintenant, il ne souffre plus. Les derniers mots que je lui ai entendu prononcer, c’était pour me reprocher…»
La vieille dame était à bout. Elle éclata en sanglots. Tom était si apitoyé sur son propre sort qu’il en avait les larmes aux yeux. Il entendait Mary pleurer et dire de temps en temps quelque chose de très gentil sur son compte. Il commença même à avoir une plus haute opinion de lui-même qu’auparavant. Soudain, il éprouva une envie irrésistible de sortir de sa cachette et de sauter au cou de sa tante. Sûr de l’effet extraordinaire qu’il produirait sur l’assemblée, il fut sur le point de céder à ce geste théâtral bien dans sa nature, mais il résista à la tentation qui, au fond, partait d’un bon cœur. Il continua donc à suivre la conversation et finit par reconstituer ce qui s’était passé depuis son départ.
On avait d’abord pensé que les garçons s’étaient noyés en se baignant, puis on s’était aperçu de la disparition du petit radeau, et certains écoliers racontèrent que Tom et ses amis leur avaient confié qu’il allait y avoir quelque chose de «sensationnel». Les gens sages recueillirent tous ces renseignements et en conclurent que le trio avait fait une fugue en radeau et qu’on les retrouverait au prochain village. Cependant, vers midi, on avait découvert le radeau tout seul échoué à une dizaine de kilomètres en aval, sur la rive du Missouri, et l’on avait tout de suite pensé que les fugitifs s’étaient noyés, sans quoi la faim les aurait ramenés depuis longtemps chez eux. Les recherches que l’on avait entreprises dans l’après-midi étaient demeurées vaines, parce que les garçons avaient dû disparaître au beau milieu du fleuve. S’ils étaient tombés à l’eau non loin de la rive, ils étaient tous trois assez bons nageurs pour se sauver. On était mercredi soir. Si l’on ne retrouvait rien d’ici dimanche, il fallait renoncer à tout espoir et célébrer l’office des morts. Tom en frissonna.
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