Grâce à leurs tisons, ils allumèrent un feu à la lisière de la forêt et firent frire du lard dans la poêle. C’était beau de faire ripaille à l’orée d’une forêt vierge, sur une île déserte, loin des hommes. Ils déclarèrent d’un commun accord qu’ils rompaient à jamais avec la civilisation. Les hautes flammes illuminaient leurs visages, jetaient leurs vives lueurs sur les grands troncs qui les entouraient comme les piliers d’un temple, et faisaient luire les feuillages vernissés et leurs festons de lianes. Après avoir englouti le dernier morceau de lard et leur dernière tranche de pain de maïs, les garçons s’allongèrent sur l’herbe. Ils étaient enchantés de la tournure que prenaient les événements. Ils auraient pu trouver un endroit plus frais, mais pour rien au monde ils n’auraient voulu se priver de l’attrait romantique d’un beau feu de camp.
«On s’amuse drôlement, hein? dit Joe.
– C’est génial! s’exclama Tom. Que diraient les copains s’ils nous voyaient?
– Tu parles! Ils mourraient d’envie d’être ici, tu ne crois pas Hucky?
– Si, dit Huckleberry, de toute façon ça me va cette vie-là. En général, je ne mange jamais à ma faim, et puis, ici, personne ne viendra m’embêter.
– Ce que j’apprécie, fit Tom, c’est que je ne serai pas obligé de me lever de bonne heure le matin pour aller en classe. C’est rudement chouette. Je ne me laverai pas si je n’en ai pas envie et je n’aurai pas à faire un tas d’imbécillités comme à la maison. Tu comprends, Joe, un pirate n’a rien à faire quand il est à terre, tandis qu’un ermite doit prier tout le temps. Ce n’est pas drôle.
– Oui, je n’avais pas pensé à cela, avoua Joe. En tout cas, maintenant que j’y ai goûté, le métier de pirate me tente beaucoup plus.
– Tu comprends, reprit Tom, ce n’est plus comme autrefois. Les gens se moquent des ermites aujourd’hui. Les pirates, c’est différent. On les respecte toujours. Et puis les ermites doivent dormir dans des endroits impossibles, se mettre un sac de cendres sur la tête, rester sous la pluie, et…
– Tu peux être sûr que je ne ferais pas ça! fit Huck.
– Alors qu’est-ce que tu ferais?
– Je ne sais pas, mais pas ça.
– Tu serais pourtant bien obligé. Tu ne pourrais pas faire autrement.
– Je ne pourrais pas le supporter et je me sauverais.
– Tu te sauverais! Eh bien, tu ferais un bel ermite. Ce serait la honte!
– Pourquoi se mettent-ils des cendres sur la tête? demanda Huck.
– Je n’en sais rien, mais ils sont obligés. Ils le font tous. Toi comme les autres, si tu étais ermite.»
Mains Rouges ne répondit rien. Il avait mieux à faire. Après avoir évidé un épi de maïs, il y ajustait maintenant une tige d’herbe folle et le bourrait de tabac. Il approcha un tison du fourneau de son brûle-gueule, aspira et renvoya une bouffée de fumée odorante. Les deux autres pirates l’admirèrent en silence, bien résolus de se livrer eux aussi bientôt au même vice. Tout en continuant de fumer, Huck demanda à Tom:
«Dis donc, qu’est-ce que les pirates ont à faire?
– Ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, je t’assure. Ils prennent des bateaux à l’abordage, ils les brûlent, ils font main basse sur l’argent qu’ils trouvent à bord, ils l’emmènent dans leur île et l’enfouissent dans des cachettes gardées par des fantômes, ils massacrent tous les membres de l’équipage, ils… oui, c’est ça, ils les font marcher sur une planche et les précipitent dans l’eau.
– Et ils emportent les femmes sur l’île, dit Joe. Ils ne tuent pas les femmes.
– Non, approuva Tom, ils ne tuent pas les femmes. Ils sont trop nobles! Et puis les femmes sont toujours belles.
– Et ils ne portent que des habits magnifiques, tout couverts d’or et de diamants! s’écria Joe avec enthousiasme.
– J’ai bien peur de ne pas être habillé comme il faut pour un pirate, murmura Huck d’une voix attristée. Mais je n’ai que ces habits-là à me mettre.»
Ses compagnons le rassurèrent en lui disant qu’il ne serait pas long à être vêtu comme un prince dès qu’ils se seraient mis en campagne. Et ils lui firent comprendre que ses haillons suffiraient au départ, bien qu’il soit de règle pour les pirates de débuter avec une garde-robe appropriée.
Peu à peu la conversation tomba et le sommeil commença à peser sur les paupières des jeunes aventuriers. Mains Rouges laissa échapper sa pipe et ne tarda pas à s’endormir du sommeil du juste. La Terreur des mers et le Pirate noir de la mer des Antilles eurent plus de mal à trouver le repos. Comme personne n’était là pour les y contraindre, ils négligèrent de s’agenouiller afin de réciter leurs prières, mais n’oublièrent pas d’invoquer mentalement le Seigneur, de peur que celui-ci ne les punît d’une manière ou d’une autre de leur omission.
Ils auraient bien voulu s’assoupir mais leur conscience était là pour les tenir éveillés malgré eux. Petit à petit, ils en arrivèrent à penser qu’ils avaient eu tort de s’enfuir. Et puis, ils n’avaient pas que cela à se reprocher. Ils s’étaient bel et bien rendus coupables en emportant qui un jambon, qui un quartier de lard. Ils eurent beau se dire qu’ils avaient maintes et maintes fois dérobé des pommes ou des gâteaux, ils furent forcés de reconnaître que ce n’était là que du «chapardage» et non pas du vol qualifié. D’ailleurs, il y avait un commandement là-dessus dans la Bible.
Afin d’apaiser leurs remords, ils décidèrent en eux-mêmes de ne jamais souiller leurs exploits de pirates par des vols de ce genre. Leur conscience leur accorda une trêve et, plus tranquilles, ils finirent par s’endormir.
Lorsque Tom se réveilla, il se demanda où il était. Il s’assit, se frotta les yeux, regarda tout autour de lui et comprit aussitôt. Le jour pointait. Il faisait frais et bon. Un calme délicieux enveloppait les bois. Pas une seule feuille ne remuait, pas un bruit ne troublait la grave méditation de la nature. L’herbe était couverte de gouttes de rosée. Le feu, allumé la veille, n’était plus qu’une épaisse couche de cendres blanchâtres d’où s’échappait un mince filet de fumée bleue. Joe et Huck dormaient encore. Dans les bois, un oiseau se mit à chanter. Un autre lui répondit et les piverts commencèrent à marteler l’écorce de leur bec.
La buée grise du matin devenait de plus en plus ténue et, à mesure qu’elle se dissipait, les sons se multipliaient et la vie prenait possession de l’île. La nature qui sortait du sommeil proposa ses merveilles à la rêverie du garçon. Un petit ver couleur de mousse vint ramper sur une feuille voisine couverte de rosée. Il projetait en l’air, de temps à autre, les deux tiers de son corps, «reniflait alentour», puis repartait. «Il arpente», se dit Tom. Quand le ver s’approcha de lui, il resta d’une immobilité de pierre. L’espoir en lui allait et venait, au gré des hésitations de la minuscule créature. Après un pénible moment d’attente, où son corps flexible resta en suspens, elle se décida enfin à entamer un voyage sur la jambe de Tom. Il en fut ravi: cela signifiait qu’il aurait bientôt un rutilant uniforme de pirate! Survint alors une procession de fourmis qui allaient à leurs affaires. L’une d’elles attaqua vaillamment une araignée morte, cinq fois grosse comme elle, et parvint à la hisser tout en haut d’un tronc. Une coccinelle mouchetée de brun se lança dans l’ascension vertigineuse d’un brin d’herbe. Tom se pencha vers elle et murmura:
«Coccinelle, coccinelle, rentre vite chez toi
Ta maison brûle et tes enfants sont seuls…»
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