– Muff Potter n’y coupera pas. Il sera pendu.
– C’est un châtiment envoyé par le Ciel!» déclara le pasteur.
Tom frissonna de la tête aux pieds. Son regard venait de se poser sur Joe l’Indien.
À ce moment, un murmure courut dans la foule.
«Le voilà! Le voilà! C’est lui!
– Qui? Qui? firent plus de vingt voix.
– Muff Potter.
– Attention, il va s’échapper! Ne le laissez pas partir!
– Quelle audace diabolique! remarqua un badaud. Il vient contempler son œuvre. Il ne devait pas s’attendre à trouver tant de monde.»
Les gens s’écartèrent et le shérif apparut poussant devant lui le pauvre Potter. Des quidams juchés dans les arbres au-dessus de Tom firent remarquer qu’il ne cherchait pas à se sauver. Il était seulement indécis et perplexe. Il avait le visage décomposé et ses yeux exprimaient l’épouvante. Lorsqu’il se trouva en présence du cadavre, il se mit à trembler et, se prenant la tête à deux mains, éclata en sanglots.
«Ce n’est pas moi qui ai fait cela, mes amis, dit-il entre deux hoquets. Je vous le jure sur ce que j’ai de plus cher, ce n’est pas moi.
– Qui vous accuse?» lança une voix.
Le coup parut porter. Potter releva la tête et jeta autour de lui un regard éperdu. Il aperçut Joe l’Indien et s’exclama:
«Oh! Joe, tu m’avais promis de ne rien…
– C’est bien ton couteau?» lui demanda le shérif en lui présentant l’arme du crime.
Potter serait tombé si on ne l’avait pas retenu.
«Quelque chose me disait bien que si je ne revenais pas le chercher…» balbutia-t-il.
Alors il fit un geste de la main et se tourna vers le métis.
«Raconte-leur ce qui s’est passé, Joe… Raconte… Maintenant ça ne sert plus à rien de se taire.»
Muets de stupeur, Tom et Huckleberry écoutèrent le triste personnage raconter à sa manière ce qui s’était passé au cimetière. Ils s’attendaient d’une minute à l’autre à ce que la foudre lui tombât sur la tête pour le punir, mais, voyant qu’il n’en était rien, ils en conclurent que le misérable avait vendu son âme au diable et que en rompant leur serment ils ne pourraient rien contre lui. Du même coup, Joe devint pour eux l’objet le plus intéressant qu’ils eussent jamais contemplé, et ils se proposèrent intérieurement de suivre tous ses faits et gestes, dans la mesure du possible, afin de surprendre le secret de son commerce avec le maître des enfers.
«Pourquoi n’es-tu pas parti? demanda-t-on à Potter.
– Je ne pouvais pas faire autrement, gémit celui-ci. Je voulais me sauver, mais tout me ramenait ici.» Et il se remit à sangloter…
Joe l’Indien répéta sous serment sa déclaration précédente, puis il aida à poser le corps de sa victime sur une charrette. On chuchota dans la foule que la blessure s’était rouverte et avait saigné un peu. Les deux garçons espérèrent que cet indice allait aiguiller les soupçons dans la bonne direction mais, encore une fois, il n’en fut rien et quelqu’un remarqua même:
«C’est en passant devant Potter que le cadavre a saigné.»
Pendant une semaine, Tom fut tellement rongé par le remords que son sommeil s’en ressentit et que Sid déclara un matin au petit déjeuner:
«Tom, tu as le sommeil si agité que tu m’empêches de dormir.»
Tom baissa les yeux.
«C’est mauvais signe, remarqua tante Polly. Qu’est-ce que tu peux bien avoir derrière la tête, Tom?
– Rien, rien du tout, ma tante.»
Pourtant, les mains de Tom tremblaient tellement qu’il renversa son café.
– «Et tu rêves tout haut, ajouta Sid. Tu en racontes des choses! L’autre nuit, tu as dit: «C’est du sang, du sang. Voilà ce que c’est!» Tu as dit aussi: «Ne me torturez pas comme ça… Je dirai tout.» Qu’est-ce que tu as donc à dire, hein?»
Tom se crut perdu, mais tante Polly vint inopinément à son secours.
«Je sais bien ce que c’est, moi, dit-elle. C’est cet horrible crime. J’en rêve toutes les nuits, je rêve même quelquefois que c’est moi qui l’ai commis.»
Mary déclara qu’elle aussi en avait des cauchemars, et Sid parut satisfait.
À la suite de cet incident, Tom se plaignit, pendant une huitaine, de violents maux de dents, et, la nuit, se banda la mâchoire pour ne pas parler. Il ne sut jamais que Sid épiait souvent son sommeil et déplaçait le bandage. Petit à petit, le chagrin de Tom s’estompa. Il abandonna même l’alibi du mal de dents qui devenait gênant. En tout cas, si son frère apprit quelque chose, il le garda soigneusement pour lui. Après l’assassinat du docteur, ce fut la grande mode à l’école de se livrer à une enquête en règle lorsqu’on découvrait un chat mort. Sid remarqua que Tom refusait toujours d’y participer malgré son goût pour les jeux nouveaux. Enfin, les garçons se fatiguèrent de ce genre de distractions et Tom commença à respirer.
Tous les jours, ou tous les deux jours, Tom saisissait une occasion favorable pour se rendre devant la fenêtre grillagée de la prison locale et passer en fraude à l’«assassin» tout ce qu’il pouvait. La prison était une espèce de cahute en briques construite en bordure d’un marais, à l’extrémité du village, et il n’y avait personne pour la garder. En fait, il était rare d’y rencontrer un prisonnier. Ces offrandes soulageaient la conscience de Tom.
Les gens du village avaient bonne envie de faire un mauvais parti à Joe l’Indien pour avoir déterré le cadavre de Hoss Williams, mais il effrayait tout le monde et personne n’osait prendre une initiative quelconque à son égard. D’ailleurs, il avait pris soin de commencer ses deux dépositions par le récit du combat, sans parler du vol de cadavre qui l’avait précédé. On trouva plus sage d’attendre avant de porter le procès devant les tribunaux.
Becky Thatcher était malade. Elle ne venait plus à l’école et Tom en eut tant de regrets que ses préoccupations secrètes passèrent au second plan. Après avoir lutté contre son orgueil pendant quelques jours et essayé vainement d’oublier la fillette, il commença à rôder le soir autour de sa maison pour chercher à la voir. Il ne pensait plus qu’à Becky. Et si elle mourait! La guerre, la piraterie n’avaient plus d’intérêt pour lui. La vie lui paraissait insipide. Il ne touchait plus ni à son cerceau, ni à son cerf-volant.
Tante Polly s’en inquiéta. Elle entreprit de lui faire absorber toutes sortes de médicaments. Elle était de ces gens qui s’entichent de spécialités pharmaceutiques et des dernières méthodes propres à vous faire retrouver votre bonne santé ou à vous y maintenir. C’était une expérimentatrice invétérée en ce domaine. Elle était à l’affût de toutes les nouveautés et il lui fallait les mettre tout de suite à l’épreuve. Pas sur elle-même car elle n’était jamais malade, mais sur tous ceux qu’elle avait sous la main. Elle souscrivait à tous les périodiques médicaux, aidait les charlatans de la phrénologie, et la solennelle ignorance dont ils étaient gonflés était pour elle souffle de vie. Toutes les sottises que ces journaux contenaient sur la vie au grand air, la manière de se coucher, de se lever, sur ce qu’il fallait manger, ce qu’il fallait boire, l’exercice qu’il fallait prendre, les vêtements qu’il fallait porter, tout cela était à ses yeux parole d’évangile et elle ne remarquait jamais que chaque mois, les nouvelles brochures démolissaient tout ce qu’elles avaient recommandé le mois précédent. C’était un cœur simple et honnête, donc une victime facile. Elle rassemblait ses journaux et ses remèdes de charlatan et partait comme l’ange de la mort sur son cheval blanc avec, métaphoriquement parlant, «l’enfer sur les talons». Mais jamais elle ne soupçonna qu’elle n’avait rien d’un ange guérisseur ni du baume de Galaad personnifié, pour ses voisins.
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