Si les gens avaient été moins accaparés par leur chagrin, ils eussent distingué comme une sorte de grincement au fond de l’église. Le pasteur releva la tête et regarda à travers ses larmes du côté de la porte. Il parut soudain pétrifié. Quelqu’un se retourna pour voir ce qui le troublait tant. Une autre personne fit de même, et bientôt tous les fidèles, debout et médusés, purent voir Tom qui s’avançait au milieu de la nef, escorté de Joe et de Huck aussi déguenillés que lui. Les trois morts s’étaient cachés dans un recoin et avaient écouté d’un bout à l’autre leur oraison funèbre.
Tante Polly, Mary et les Harper se jetèrent sur leurs enfants retrouvés, les étouffèrent de baisers et se répandirent en actions de grâce tandis que le pauvre Huck, ne sachant que faire, songeait déjà à rebrousser chemin devant les regards peu accueillants.
«Tante Polly, murmura Tom. Ce n’est pas juste. Il faut que quelqu’un se réjouisse aussi de revoir Huck.
– Mais, voyons, Tom, je suis très heureuse de le revoir, le pauvre petit. Viens, Huck, que je t’embrasse.»
Les démonstrations de la vieille dame ne firent qu’augmenter la gêne du garçon.
Tout à coup, le pasteur lança à pleins poumons:
«Béni soit le Seigneur de qui nous viennent tous nos bienfaits… Chantez, mes amis!… mettez-y toute votre âme!»
Aussitôt, l’hymne Old Hundred jaillit de toutes les bouches et, tandis que les solives du plafond en tremblaient, Tom le pirate regarda ses camarades béats d’admiration et reconnut que c’était le plus beau jour de sa vie.
À la sortie de l’église, les villageois bernés tombèrent d’accord: ils étaient prêts à se laisser couvrir de ridicule une fois de plus, rien que pour entendre encore chanter l’ Old Hundred de cette façon-là.
En fait, ce jour là, Tom, selon les sautes d’humeur de tante Polly, reçut plus de tapes et de baisers qu’en une année. Et il fut incapable de dire lesquels, des tapes ou des baisers, traduisaient le mieux la reconnaissance de sa tante envers le Ciel, et sa tendresse pour son garnement de neveu.
Tel était le grand secret de Tom. C’était cette idée d’assister à leurs propres funérailles qui avait tant plu à ses frères pirates. Le samedi soir, au crépuscule, ils avaient traversé le Missouri sur un gros tronc d’arbre, avaient abordé à une dizaine de kilomètres en amont du village et, après avoir dormi dans les bois jusqu’à l’aube, ils s’étaient faufilés entre les maisons, sans se faire voir, et ils étaient allés se cacher à l’église derrière un amoncellement de bancs détériorés.
Le lundi matin, au petit déjeuner, tante Polly et Mary parurent redoubler de prévenances à l’égard de Tom. La conversation allait bon train.
«Allons, Tom, fit la vieille dame, je reconnais que c’est une fameuse plaisanterie de laisser les gens se morfondre pendant une semaine pour pouvoir s’amuser à sa guise, mais c’est tout de même dommage que tu aies le cœur si dur et que tu aies pu me faire souffrir à ce point. Puisque tu es capable de traverser le fleuve sur un tronc d’arbre pour assister à ton enterrement, tu aurais bien pu t’arranger pour me faire savoir que tu n’étais pas mort. Je n’aurais pas couru après toi, va.
– Oui, tu aurais pu faire cela, déclara Mary. D’ailleurs, je suis persuadée que tu l’aurais fait si tu en avais eu l’idée.
– N’est-ce pas, Tom, tu l’aurais fait?
– Je… Je n’en sais rien. Ça aurait tout gâché.
– J’espérais que tu m’aimais assez pour cela, dit la vieille dame d’un ton grave, qui impressionna le garnement. Cela m’aurait fait plaisir, même si tu n’avais fait qu’y penser.
– Écoute, ma tante, ce n’est pas dramatique, expliqua Mary. C’est seulement l’étourderie de Tom. Il est toujours tellement pressé!…
– C’est d’autant plus regrettable. Sid y aurait pensé, lui. Et il serait venu. Un jour, Tom, quand il sera trop tard, tu y réfléchiras, et tu regretteras de ne pas l’avoir fait, alors que cela te coûtait si peu.
– Mais enfin, petite tante, tu sais que je t’aime.
– Je le saurais mieux si tu me le montrais.
– Eh bien, je regrette de ne pas y avoir pensé, fit Tom, repentant. Et pourtant j’ai rêvé de toi. C’est quelque chose ça, non?
– C’est peu, un chat en ferait tout autant! Mais c’est mieux que rien. Qu’as-tu rêvé?
– Eh bien, mercredi soir, j’ai rêvé que tu étais assise auprès de ton lit avec Sid et Mary à côté de toi.
– Ça n’a rien d’extraordinaire. Tu sais que nous nous tenons très souvent au salon le soir.
– Oui, mais j’ai rêvé qu’il y avait aussi M meHarper.
– Tiens, ça c’est curieux! C’est exact. Elle était avec nous mercredi. As-tu rêvé autre chose?
– Oh! des tas d’autres choses! Mais c’est bien vague, tout cela maintenant.
– Essaie de te rappeler.
– J’ai l’impression que le vent a soufflé et que la lampe…
– Continue, Tom, continue.»
Tom se prit le front à deux mains et parut faire un violent effort.
«Ça y est! Le vent a failli éteindre la lampe!
– Grands dieux! Continue, Tom!
– Il me semble aussi que tu as fait une réflexion sur la porte qui venait de s’ouvrir.
– Oh! Tom, continue, continue…
– Alors… je ne suis pas certain… mais tu as dû dire à Sid d’aller la fermer.
– Oh! Tom, c’est invraisemblable! Tout s’est bien passé ainsi! Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Dire qu’il y a des gens qui se figurent que les rêves ne signifient rien! Je voudrais bien être plus vieille d’une heure pour aller raconter cela à Sereny Harper. Continue, Tom.
– Tout devient clair maintenant. Je me rappelle très bien. Tu as dit que je n’étais pas méchant mais seulement turbulent. Tu as parlé de chevaux échappés, je crois…
– Mais c’est vrai! Vas-y, Tom, je t’en supplie.
– Alors tu t’es mise à pleurer.
– C’est vrai. Je t’assure que ce n’était d’ailleurs pas la première fois depuis ton départ. Et alors…
– Alors M meHarper s’est mise à pleurer elle aussi en disant que c’était la même chose pour Joe et qu’elle regrettait de l’avoir fouetté parce que ce n’était pas lui qui avait volé la crème.
– Tom! Mais c’est un miracle! Tu as un don! Continue…
– Alors Sid a dit…?
– Je n’ai sûrement rien dit, coupa Sid.
– Si, si, tu as dit quelque chose, rectifia Mary.
– Il a dit qu’il espérait que je n’étais pas trop mal là où j’étais, mais que si j’avais été plus gentil…
– Écoutez-moi ça! s’exclama tante Polly! Ce sont les propres paroles de Sid.’
– Et tu lui as imposé silence, ma tante.
– Ce n’est pas possible, il devait y avoir un ange dans le salon ce soir-là.
– Et puis, M meHarper a dit que Joe lui avait fait éclater un pétard sous le nez et tu lui as raconté l’histoire du Doloricide et du chat…
– C’est la pure vérité.
– Alors, vous avez parlé des recherches entreprises pour nous retrouver et du service funèbre prévu pour le dimanche. Ensuite M meHarper t’a embrassée et elle est partie en pleurant.
– Et alors, Tom?
– Alors, tu as prié pour moi et tu t’es couchée. J’avais tellement de chagrin que j’ai pris un morceau d’écorce de sycomore et que j’ai écrit dessus: «Nous ne sommes pas morts, nous sommes seulement devenus des pirates.» J’ai posé le morceau d’écorce sur la table près de la bougie, et tu avais l’air si gentille pendant que tu dormais que je me suis penché et que je t’ai embrassée sur les lèvres.
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