Pour les vacances d'hiver en février 1967, Henrik Vanger avait eu un geste grandiose et invité cinquante des employés du siège avec leurs familles à une semaine de ski dans le Härjedalen. Motif de cette invitation : le groupe avait affiché des résultats records l'année précédente — un remerciement pour de nombreuses heures de travail. Le département communication, invité lui aussi, avait réalisé un reportage photo sur la station louée pour l'occasion.
Un tas de photos des pistes de ski avec des légendes amusantes. Certaines avaient été prises au bar, avec des gars hilares, le visage marqué par le froid, et qui levaient leurs chopes de bière. Deux photos d'une petite cérémonie matinale où Henrik Vanger désignait « meilleure employée de bureau de l'année » une secrétaire nommée Ulla-Britt Mogren, quarante et un ans. Elle recevait une prime de 500 couronnes et un saladier en verre.
La distribution du prix avait eu lieu sur la terrasse de l'hôtel, apparemment juste avant que les gens se lancent de nouveau sur les pistes. Sur la photo, on voyait une vingtaine de personnes. A droite, juste derrière Henrik Vanger, se tenait un homme aux longs cheveux blonds. Il portait une doudoune sombre avec une partie distincte sur les épaules. Comme le bulletin était en noir et blanc, la couleur n'apparaissait pas, mais Lisbeth Salander était prête à parier sa tête que c'était rouge.
La légende expliquait le contexte : A l'extrême droite, Martin Vanger, dix-neuf ans, étudiant à Uppsala. Que l'on dit quelqu'un de très prometteur dans la direction du groupe.
— Cette fois, je t'ai, mon petit gars, dit Lisbeth Salander à voix basse.
Elle éteignit la lampe de bureau et laissa les bulletins du personnel en désordre sur le bureau — cette pouffe de Bodil Lindgren n'aura qu'à ranger tout ça demain.
Elle sortit sur le parking par une porte latérale. Arrivée à mi-chemin de sa moto, elle se souvint qu'elle avait promis d'annoncer son départ au gardien. Elle s'arrêta et regarda le parking. Le gardien se trouvait de l'autre côté du bâtiment. Cela signifiait qu'elle serait obligée de retourner sur ses pas et de faire le tour de la maison. Va te faire foutre ! décida-t-elle.
Arrivée à sa moto, elle alluma son portable et fit le numéro de Mikael. Une voix annonça que son correspondant n'était pas disponible. Par contre, elle découvrit que Mikael avait essayé de l'appeler pas moins de treize fois entre 15 h 30 et 21 heures. Il n'avait pas appelé au cours des deux dernières heures.
Lisbeth composa le numéro du téléphone fixe dans la maison des invités, mais sans réponse. Elle fronça les sourcils, attacha la sacoche de son ordinateur, mit son casque et démarra la moto. Il lui fallut dix minutes pour aller du siège Vanger dans la zone industrielle de Hedestad jusqu'à l'île. C'était allumé dans la cuisine, mais la maison était vide.
Lisbeth Salander sortit jeter un coup d'œil dehors. Sa première pensée fut que Mikael était allé chez Dirch Frode, mais dès le pont elle put constater que les lumières dans la villa de Frode sur l'autre rive étaient éteintes. Elle regarda sa montre, qui indiquait 23 h 40.
Elle retourna à la maison, ouvrit le placard et sortit les bécanes qui stockaient les images de surveillance des caméras. Il lui fallut un moment pour établir le déroulement des événements.
A 15 h 32, Mikael était arrivé à la maison.
A 16 h 03, il était sorti boire un café dans le jardin. Il avait avec lui un dossier qu'il avait examiné. Il avait passé trois coups de fil brefs pendant l'heure qu'il avait passée dans le jardin. Les trois appels correspondaient à la minute près aux appels auxquels elle n'avait pas répondu.
A 17 h 21 Mikael était sorti. Il était de retour moins de quinze minutes plus tard. A 18 h 20, il était sorti jusqu'à la grille et avait regardé du côté du pont.
A 21 h 03, il était sorti. Il n'était pas revenu.
Lisbeth visionna en avance rapide les images du deuxième ordinateur, qui montraient la grille et la route. Elle pouvait voir les allées et venues des uns et des autres au cours de la journée.
A 19 h 12, Gunnar Nilsson était rentré.
A 19 h 42, quelqu'un dans la Saab de la ferme d'Östergården était parti en direction de Hedestad.
A 20 h 02 la voiture était revenue — un tour à la boutique de la station-service ?
Ensuite, rien avant 21 heures pile, lorsque la voiture de Martin Vanger passait. Trois minutes plus tard, Mikael avait quitté la maison.
A peine une heure plus tard, à 21 h 50, Martin Vanger apparaissait soudain dans le champ de l'objectif. Il restait devant la grille une bonne minute, contemplait la maison et regardait par la fenêtre de la cuisine. Puis il montait sur le perron et essayait d'ouvrir la porte, puis sortait une clé. Ensuite, il devait se rendre compte que la serrure avait été changée et il restait immobile un court instant avant de tourner les talons et de quitter la maison.
Lisbeth Salander sentit soudain un froid glacial se répandre dans son ventre.
MARTIN VANGER L'AVAIT DE NOUVEAU LAISSÉ seul un long moment. Mikael était allongé immobile dans sa position inconfortable, les mains menottées dans le dos et le cou attaché par une fine chaîne à l'anneau dans le sol. Il tripota les menottes tout en sachant qu'il n'allait pas pouvoir les ouvrir. Elles étaient tellement serrées qu'il avait perdu toute sensation dans les mains.
Il n'avait aucune chance. Il ferma les yeux.
Il n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé quand il entendit de nouveau les pas de Martin Vanger. Le chef d'entreprise arriva dans son champ de vision. Il avait l'air soucieux.
— Inconfortable ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Mikael.
— Tu n'as qu'à t'en prendre à toi-même. Tu aurais dû rentrer chez toi.
— Pourquoi est-ce que tu tues ?
— C'est un choix que j'ai fait. Je pourrais discuter des aspects moraux et de la valeur intellectuelle de mes agissements avec toi toute la nuit, mais cela ne change en rien les faits. Essaie de voir les choses ainsi : un être humain est une enveloppe de peau qui maintient en place des cellules, du sang et des composants chimiques. Quelques individus, ils sont rares, se retrouvent dans les livres d'histoire. La plus grande partie succombent et disparaissent sans laisser de traces.
— Tu tues des femmes.
— Nous qui tuons pour être en accord avec notre jouissance — car je ne suis pas le seul à avoir ce passe-temps —, nous menons une vie d'intensité maximum.
— Mais pourquoi Harriet ? Ta propre sœur ?
Le visage de Martin Vanger changea soudain. D'un bond il fut près de Mikael et l'agrippa par les cheveux.
— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ? haleta Mikael.
Il essaya de tourner la tête pour diminuer la douleur du cuir chevelu. La chaîne se tendit immédiatement autour de son cou.
— Toi et Salander. Qu'est-ce que vous avez trouvé ?
— Lâche-moi. Qu'on arrive à parler.
Martin Vanger lui lâcha les cheveux et s'assit devant Mikael les jambes croisées. Soudain il sortit un couteau. Il posa la pointe du couteau sur la peau juste sous l'œil de Mikael. Mikael se força à rencontrer le regard de Martin Vanger.
— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé, bordel de merde ?
— Je ne comprends pas. Je croyais que tu l'avais tuée.
Martin Vanger fixa Mikael un long moment. Puis il se détendit. Il se leva et arpenta la pièce tout en réfléchissant. Il lâcha le couteau par terre et rit, puis il se tourna vers Mikael.
— Harriet, Harriet, toujours cette foutue Harriet. Nous avons essayé... de la convaincre. Gottfried a essayé de lui apprendre. Nous avons cru qu'elle était l'une d'entre nous et qu'elle accepterait son devoir, mais elle n'était qu'une... pétasse ordinaire. J'ai cru que je l'avais sous contrôle, mais elle avait l'intention d'avertir Henrik et j'ai compris que je ne pouvais pas avoir confiance en elle. Tôt ou tard elle allait parler de moi.
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