— Elle est partie à Stockholm ce midi.
Martin Vanger éclata de rire.
— Ah oui. Alors dans ce cas pourquoi a-t-elle passé la soirée aux archives du groupe Vanger ?
Le cœur de Mikael bondit dans sa poitrine. Il savait. Il savait depuis le début.
— C'est exact. Elle devait faire un tour aux archives et ensuite partir pour Stockholm, répondit Mikael aussi calmement qu'il le put. Je ne savais pas qu'elle était restée si longtemps.
— Arrête. La responsable des archives m'a fait savoir que Dirch Frode lui a donné l'ordre de laisser Salander rester là aussi tard qu'elle voulait. Cela signifie qu'elle rentrera à un moment ou un autre cette nuit. Le gardien m'appellera dès qu'elle quittera les bureaux.
IV
HOSTILE TAVEOVER
11 juillet au 30 décembre
En Suède, 92 % des femmes ayant subi des violences sexuelles à l'occasion d'une agression n'ont pas porté plainte.
24
VENDREDI 11 JUILLET — SAMEDI 12 JUILLET
MARTIN VANGER SE PENCHA en avant pour fouiller les poches de Mikael et en sortit le trousseau de clés.
— C'était malin de changer la serrure. Je vais m'occuper de ta copine quand elle rentrera.
Mikael ne répondit pas. Il se rappela que Martin Vanger était un négociateur expérimenté fort de nombreux combats singuliers industriels. Il savait reconnaître un bluff quand on lui en servait un.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tout ça ? Mikael essaya d'indiquer la pièce d'un mouvement de tête.
Martin Vanger se pencha, glissa une main sous le menton de Mikael et lui souleva la tête pour que leurs regards se croisent.
— Parce que c'est si facile, dit-il. Des femmes disparaissent sans arrêt. Elles ne manquent à personne. Des immigrées. Des putes de Russie. Des milliers de personnes passent en Suède chaque année.
Il lâcha la tête de Mikael et se leva, presque fier de pouvoir guider la visite. Les paroles de Martin Vanger frappèrent Mikael comme un coup de poing.
Mon Dieu. Il ne s'agit pas d'une énigme historique. Martin Vanger assassine des femmes aujourd'hui. Et comme un con je me suis jeté droit dans...
— Je n'ai pas d'invitée en ce moment. Mais ça t'amusera peut-être d'apprendre que l'hiver dernier et au printemps, pendant que toi et Henrik vous vous montiez la tête avec vos histoires, j'avais une fille ici. Elle s'appelait Irina, elle venait de Biélorussie. Pendant que tu dînais là-haut, elle était enfermée ici dans la cage. Une soirée très agréable, je t'assure.
Martin Vanger s'assit sur la table en laissant pendouiller ses jambes. Mikael ferma les yeux. Il sentit des renvois acides dans sa gorge et déglutit à plusieurs reprises.
— Qu'est-ce que tu fais des corps ?
— Mon bateau est amarré au ponton juste en bas. Je les emmène au large, loin. Contrairement à mon père, je ne laisse aucune trace. Mais il était malin aussi. Lui, il éparpillait ses victimes dans toute la Suède.
Les morceaux de puzzle commençaient à prendre leur place dans la tête de Mikael.
Gottfried Vanger. De 1949 en 1965. Ensuite Martin Vanger a pris le relais, en 1966 à Uppsala.
— Tu admirais ton papa.
— C'est lui qui m'a appris. Il m'a initié quand j'avais quatorze ans.
— Uddevalla. Lea Persson.
— C'est ça. J'y étais. Je n'étais que spectateur, mais j'y étais.
— 1964, Sara Witt à Ronneby.
— J'avais seize ans. C'était la première fois que j'avais une femme pour moi. Gottfried m'a appris. C'est moi qui l'ai étranglée.
Il se vante. Seigneur Dieu, c'est quoi cette famille de psychopathes !
— Tu réalises que c'est pathologique ?
Martin Vanger haussa légèrement les épaules.
— Je ne pense pas que tu puisses comprendre la sensation divine d'avoir le contrôle absolu sur la vie et la mort de quelqu'un.
— Tu prends plaisir à torturer et à tuer des femmes, Martin.
Le capitaine d'industrie réfléchit un instant, le regard fixé sur un point vide du mur derrière Mikael. Puis il afficha son sourire charmeur étincelant.
— Je ne pense pas. Si je procède à une analyse intellectuelle de mon état, je serais plus un violeur en série qu'un tueur en série. En fait, je suis un kidnappeur en série.
Tuer arrive pour ainsi dire comme une conclusion naturelle parce que je dois dissimuler mon crime. Tu comprends ?
Mikael ne savait pas comment il devait répondre et il se contenta de hocher la tête.
— Mes actes ne sont évidemment pas acceptables par la société mais mon crime est en premier lieu un crime contre les conventions de la société. La mort n'intervient qu'à la fin du séjour de mes hôtes ici, quand je m'en suis lassé. C'est toujours si fascinant de voir leur déception.
— Déception ? demanda Mikael stupéfait.
— Exactement. Déception . Elles s'imaginent que parce qu'elles me contentent, elles vont survivre. Elles s'adaptent à mes règles. Elles commencent à avoir confiance en moi et développent une camaraderie avec moi, et jusqu'à la fin elles espèrent que cette camaraderie signifie quelque chose. Leur déception vient du fait qu'elles découvrent soudain qu'elles ont été bernées.
Martin Vanger fit le tour de la table et s'appuya contre la cage en acier.
— Toi, avec tes conventions de petit-bourgeois, tu ne pourras jamais comprendre, mais c'est la planification du kidnapping qui procure l'excitation. Il ne faut pas agir sur une impulsion — les kidnappeurs de ce genre se font toujours coincer. C'est une véritable science avec mille détails à prendre en compte. Je dois identifier une proie et cataloguer sa vie. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Où pourrai-je la coincer ? Comment vais-je faire pour me retrouver seul avec ma proie , sans que mon nom ni quoi que ce soit apparaissent dans une future enquête de police ?
Arrête , pensa Mikael. Martin Vanger discutait les kidnappings et les meurtres sur un ton presque universitaire, un peu comme s'il exposait un avis contraire dans une question de théologie ésotérique.
— Est-ce que tout ceci t'intéresse vraiment, Mikael ?
Il se pencha en avant et caressa la joue de Mikael. Son contact était doux, presque tendre.
— Tu réalises sans doute que cette affaire ne peut se terminer que d'une seule manière. Ça te dérange si je fume ?
Mikael secoua la tête.
— N'hésite pas à m'offrir une cigarette, répondit-il.
Martin Vanger accéda à sa demande. Il alluma deux cigarettes et en glissa doucement une entre les lèvres de Mikael, le laissa tirer dessus en la tenant.
— Merci, dit Mikael automatiquement.
Martin Vanger rit de nouveau.
— Tu vois. Tu as déjà commencé à t'adapter au principe de la soumission. Je tiens ta vie entre mes mains, Mikael. Tu sais que je peux te tuer d'une seconde à l'autre. Tu m'as supplié d'améliorer ta qualité de vie et tu l'as fait en utilisant un argument rationnel et une touche de flatterie. Tu as obtenu ta récompense.
Mikael hocha la tête. Son cœur battait à tout rompre, c'était quasiment insupportable.
A 23 H 15, Lisbeth Salander but une gorgée d'eau de sa bouteille, tout en tournant les pages. Contrairement à Mikael plus tôt dans la journée, elle n'avala pas de travers. Par contre, elle écarquilla les yeux quand elle fit le lien.
Clic !
Pendant deux heures elle avait parcouru des bulletins du personnel provenant de tous les azimuts du groupe Vanger. Le bulletin principal s'intitulait simplement Les Informations du groupe Vanger, et portait le logo du groupe — un drapeau suédois flottant au vent et dont la pointe formait une flèche. Le magazine était manifestement conçu par le département communication au QG du groupe pour qu'ils se sentent membres d'une grande famille.
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