Début avril, elle s’était mise à saigner. Ils l’avaient conduite à la clinique. C’est la dernière fois qu’ils l’avaient vue. Elle avait fait une hémorragie en salle de travail. Les médecins leur avaient tout expliqué par la suite. Il n’y avait rien eu à faire. Elle était morte sur la table d’opération deux jours plus tard. Elle avait vingt ans.
« Et le bébé ? »
Le bébé avait vécu. C’était un garçon.
Le camarade Mekhlis s’était occupé de tout.
Il leur avait assuré que c’était le moins qu’il pouvait faire ; il se sentait responsable.
C’était Mekhlis qui avait fourni le médecin, un professeur, rien de moins, le meilleur spécialiste du pays venu par avion de Moscou, et qui avait organisé l’adoption. Les Safanov auraient voulu élever l’enfant eux-mêmes — ils demandèrent, ils supplièrent même — mais Mekhlis avait un papier, signé par Anna, qui stipulait que s’il lui arrivait quoi que ce soit, elle voulait que l’enfant fut adopté. Elle indiquait des parents du père, un couple du nom de Tchijikov.
« Tchijikov ? répéta Kelso. Vous êtes sûre de ce nom ? »
Certaine.
Ils n’avaient même jamais vu le bébé. On ne leur avait pas permis d’entrer dans l’hôpital.
Varvara Safanova était alors prête à accepter tout cela, parce qu’elle croyait en la discipline du Parti. Elle y croyait encore aujourd’hui et y croirait jusqu’à sa mort. Le Parti était son dieu, et, telles celles d’un Dieu, ses voies étaient parfois impénétrables.
Mais Mikhaïl Safanov n’avait plus accepté cette doctrine d’infaillibilité. Quels que fussent les ordres de Mekhlis, il était décidé à retrouver ces Tchijikov, et il avait encore assez d’amis au sein du Parti régional pour l’aider à le faire. C’est ainsi qu’il avait découvert que les Tchijikov n’étaient pas du tout des gens en vue de Moscou, comme il s’y était attendu, mais des gens du Nord, comme eux, qui s’étaient installés dans un village situé en pleine forêt, à côté d’Arkhangelsk. On murmurait en ville qu’ils ne s’appelaient pas vraiment Tchijikov. Qu’ils étaient du NKVD.
A ce moment-là, c’était l’hiver et Mikhaïl ne pouvait pas faire grand-chose. Et puis, un matin du début du printemps, alors qu’il guettait chaque jour les premiers signes de dégel, ils s’étaient réveillés au son d’une musique solennelle à la radio et en apprenant que le camarade Staline était mort.
Elle avait pleuré, et lui aussi avait pleuré. Ça l’étonnait ? Oh, ils avaient sangloté en s’étreignant l’un l’autre. Ils avaient pleuré comme jamais auparavant, pas même pour Anna. Tout Arkhangelsk était en pleurs. Elle se rappelait encore le jour des funérailles. Le long silence, brisé par une salve de trente fusils. L’écho des coups de feu avait roulé sur la Dvina comme un lointain orage dans la forêt.
Deux mois plus tard, en mai, une fois la glace fondue, Mikhaïl avait rempli un sac à dos et était parti à la recherche de son petit-fils.
Elle savait depuis le début qu’il n’en résulterait rien de bon.
Un jour avait passé, puis deux, puis trois. C’était un homme solide, fort et en pleine santé : il n’avait que quarante-cinq ans.
Le cinquième jour, des pêcheurs avaient retrouvé son corps à une trentaine de verstes en amont, dérivant dans le fleuve jaune en pleine débâcle qui jaillissait de la forêt, non loin de Novodvink.
Kelso déplia la carte de O’Brian et la posa sur la table. Elle chaussa ses lunettes et scruta longuement la ligne bleue de la Dvina, son œil valide collé contre le papier.
Là, fit-elle au bout de quelques minutes en désignant un point. C’était là qu’on avait retrouvé le corps de son mari. Un coin sauvage ! Il y avait des loups ici, dans la forêt, et des lynx, et des ours. À certains endroits, les arbres étaient si denses qu’on ne pouvait passer. À d’autres, il y avait des marais qui pouvaient vous engloutir en un rien de temps. Et, çà et là, des ossements gris et délavés subsistant d’anciens campements koulaks. Les koulaks avaient presque tous péri, bien sûr. Il n’y avait guère de nourriture à gratter dans un tel endroit.
Mikhaïl connaissait la forêt mieux que personne. Il écumait la taïga depuis l’enfance.
D’après la milice, il avait eu une crise cardiaque. C’est ce qu’ils avaient dit. Peut-être avait-il essayé de remplir sa gourde ? Il était tombé dans l’eau jaune et glacée, et le choc avait provoqué un arrêt cardiaque.
Elle l’avait enterré au cimetière Kouznetcheskoïé, à côté d’Anna.
« Et comment, demanda Kelso, conscient à nouveau que O’Brian les filmait avec sa sale caméra miniature, comment s’appelait le village où, d’après votre mari, vivaient les Tchijikov ? »
Ha ! Quelle folie ! Comment voulait-il qu’elle se souvienne d’une chose pareille ! C’était tellement vieux, tout ça… près de cinquante ans…
Elle colla à nouveau son visage contre la carte.
Quelque part par là — elle posa un doigt hésitant sur un point, au nord de la Dvina —, ici, dans ce coin-là : un lieu pas assez important pour figurer sur la carte. Pas assez important même pour avoir un nom.
Elle-même avait-elle essayé de s’y rendre ?
Oh non.
Elle dévisagea Kelso avec une expression horrifiée.
Il ne pouvait rien en sortir de bon. Ni à l’époque. Ni maintenant.
Peu avant midi, la grosse voiture freina brusquement pour quitter la route, au sud de Moscou, et pénétrer dans la base aérienne militaire de Joukovskï. Felix Souvorine s’accrochait, la mine sombre, à la poignée arrière. Une jeep attendait derrière le contrôle. Elle démarra, feux arrière allumés, dès que la barrière se leva. Ils la suivirent de l’autre côté des hangars, franchirent une clôture de barbelés et se retrouvèrent sur l’aire de manœuvres bétonnée. Comme demandé, un petit avion gris, six places, à hélices, attendait qu’on ait fini de remplir son réservoir à une citerne. Il y avait derrière l’avion une rangée d’hélicoptères militaires vert sombre aux pales tombantes et, garée tout près, une grosse limousine Zil.
Bien, bien, pensa Souvorine. Il y a encore des trucs qui marchent par ici.
Il fourra ses notes dans sa serviette et brava le vent et la pluie pour foncer vers la limousine dont le chauffeur d’Arseniev ouvrait déjà la portière arrière.
« Alors ? s’enquit Arseniev, depuis l’intérieur surchauffé.
— Alors, répondit Souvorine en se glissant près de lui sur la banquette, ce n’est pas ce que nous pensions. Et merci de m’avoir procuré l’avion.
— Attendez dans l’autre voiture, dit Arseniev à son chauffeur.
— Oui, colonel.
— Qu’est-ce qui n’était pas ce que quelqu’un pensait que c’était ? fit Arséniév, une fois la portière refermée. Bonjour tout de même.
— Bonjour, Iouri Simonovitch. Le cahier. Tout le monde croyait que c’était celui de Staline. En fait, il s’avère qu’il s’agit du journal intime d’une jeune servante de Staline, Anna Mikhaïlovna Safanova. Il l’avait fait venir d’Arkhangelsk pour l’attacher à son service pendant l’été 1951, environ dix-huit mois avant sa mort. »
Arseniev cilla.
« Et c’est tout ? C’est ça ce que Beria a volé ?
— C’est ça. Ça et quelque papiers qui, apparemment, la concernent. »
Arseniev dévisagea Souvorine pendant une seconde ou deux, puis éclata de rire. Il secoua la tête avec soulagement. « Putain de bordel ! Ce vieux salopard se tapait sa bonne ? C’est bien ça l’histoire ?
— Apparemment.
— C’est inestimable. C’est superbe ! (Arseniev donna un coup de poing dans le siège devant lui.) Oh, faites que je sois là ! Faites que je sois là pour voir la tête de Mamantov quand il découvrira que le grand testament de Staline n’est rien de plus que le journal d’une gamine qui raconte comment elle s’est fait baiser par le super vojd ! » Il lança un coup d’œil vers Souvorine, ses grosses joues enflammées par l’hilarité, ses yeux brillants de larmes. « Que se passe-t-il, Felix ? Ne me dites pas que vous ne voyez pas ce que ça a de drôle ? » Il cessa de rire. « Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes sûr de ce que vous avancez, n’est-ce pas ?
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