Je téléphonai aussitôt à Anna et lui expliquai la situation :
— Harvey dit que si nous le laissons jouer la pièce, il nous révélera qui a tué le maire Gordon.
— Quoi ? Alors il sait tout ?
— C’est ce qu’il affirme.
— Est-ce qu’il bluffe ?
— Étrangement, je ne crois pas. Il a passé la soirée à refuser de répondre à mes questions et il était sur le point de partir lorsqu’il a vu la une de l’ Orphea Chronicle . Sa réaction a été immédiate : il m’a proposé de me révéler la vérité si nous le laissons jouer sa fameuse pièce.
— Ou alors, me dit Anna, il a tué le maire et sa famille, il est cinglé et il va se dénoncer.
— Cette idée ne m’était même pas venue à l’esprit, répondis-je.
Anna me dit alors :
— Confirme à Harvey que c’est d’accord. Je m’arrangerai pour obtenir ce qu’il veut.
— Vraiment ?
— Oui. Il faut que tu le ramènes ici. Au pire, on le fait arrêter, il relèvera de notre juridiction. Il sera obligé de parler.
— Très bien, approuvai-je. Laisse-moi aller lui poser la question.
Je retournai près de Kirk qui m’attendait devant sa caravane :
— Je suis en ligne avec le chef-adjoint de la police d’Orphea, lui expliquai-je. Elle me confirme que c’est d’accord.
— Ne me prenez pas pour une autruche ! gueula Harvey. Depuis quand la police décide-t-elle du programme du festival ? Je veux une lettre écrite de la main du maire d’Orphea. Je vais vous dicter mes conditions.
* * *
Avec le décalage horaire, il était 23 heures sur la côte Est. Mais Anna n’eut pas d’autre choix que d’aller trouver le maire Brown chez lui.
En arrivant devant sa maison, elle remarqua que le rez-de-chaussée était éclairé. Avec un peu de chance, le maire était encore debout.
Alan Brown, effectivement, ne dormait pas. Il faisait les cent pas dans la pièce qui lui servait de bureau, relisant son discours de démission pour ses collaborateurs. Il n’avait pas trouvé de solution de remplacement à la pièce initiale. Les autres troupes étaient trop amateurs et modestes pour drainer suffisamment de spectateurs et remplir le Grand Théâtre d’Orphea. L’idée que la salle reste aux trois quarts vide lui était insupportable et elle était financièrement périlleuses. C’était décidé : demain matin jeudi, il réunirait les employés de la mairie et leur annoncerait son départ. Le vendredi, il réunirait la presse comme prévu et la nouvelle deviendrait publique.
Il étouffait. Il avait besoin d’air. Comme il répétait son discours à haute voix, il n’avait pas voulu ouvrir la fenêtre de peur que Charlotte, qui dormait dans la chambre juste au-dessus, ne l’entende. N’y tenant plus, il poussa les battants de la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin et l’air tiède de la nuit pénétra dans la pièce. L’odeur des rosiers lui parvint et le calma. Il reprit, en chuchotant cette fois : « Mesdames et messieurs, c’est la mort dans l’âme que je vous ai réunis aujourd’hui pour vous annoncer que le festival d’Orphea ne pourra pas avoir lieu. Vous savez combien j’étais lié à cet événement, à titre personnel mais aussi politiquement. Je n’ai pas réussi à faire du festival le rendez-vous incontournable qui aurait dû redorer le blason de notre ville. J’ai échoué dans ce qui était le projet majeur de mon mandat. C’est donc avec beaucoup d’émotion que je dois vous annoncer que je vais démissionner de mon poste de maire de la ville d’Orphea. Je voulais que vous soyez les premiers à l’apprendre. Je compte sur votre totale discrétion pour que cette nouvelle ne s’ébruite pas jusqu’à la conférence de presse de vendredi. »
Il se sentait presque soulagé. Il avait eu trop d’ambition, pour lui, pour Orphea, pour ce festival. Lorsqu’il avait lancé ce projet, il n’était alors qu’adjoint au maire. Il s’était imaginé en faire l’un des évènements culturels majeurs de l’État, puis du pays. Le Sundance du théâtre. Mais tout cela n’avait été qu’un magnifique raté.
À cet instant, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Qui pouvait débarquer à une heure pareille ? Il se dirigea vers la porte d’entrée. Charlotte, réveillée par le bruit, était en train de descendre les escaliers en enfilant une robe de chambre. Il regarda par le judas et découvrit Anna, en uniforme.
— Alan, lui dit-elle, je suis vraiment désolée de vous importuner à une heure pareille. Je ne serais pas venue si ce n’était pas très important.
Quelques instants plus tard, dans la cuisine des Brown, Charlotte, qui préparait du thé, n’en revint pas en entendant le nom qui fut prononcé :
— Kirk Harvey ? répéta-t-elle.
— Que veut-il, ce fou ? demanda Alan, visiblement agacé.
— Il a monté une pièce de théâtre et il souhaiterait la jouer au festival d’Orphea. En échange, il…
Anna n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’Alan avait déjà bondi de sa chaise. Son visage s’était soudain recoloré.
— Une pièce de théâtre ? Mais bien sûr ! Penses-tu qu’il pourrait remplir le Grand Théâtre plusieurs soirs de suite ?
— Il paraît que c’est la pièce du siècle, répondit Anna en montrant la photo de l’affiche collée sur la porte de la salle de répétition.
— La pièce du siècle ! répéta le maire Brown, prêt à tout pour sauver sa peau.
— En échange de pouvoir jouer sa pièce, Harvey nous livrera des informations cruciales sur le quadruple meurtre de 1994, et probablement sur celui de Stephanie Mailer.
— Chéri, dit doucement Charlotte Brown, est-ce que tu ne crois pas que…
— Je crois que c’est un cadeau du ciel ! jubila Alan.
— Il a des exigences, prévint Anna en dépliant la feuille sur laquelle elle avait pris des notes, dont elle donna lecture. Il réclame une suite dans le meilleur hôtel de la ville, la prise en charge de tous ses frais et la mise à sa disposition immédiate du Grand Théâtre pour les répétitions. Il veut un accord écrit et signé de votre main. C’est la raison pour laquelle je me suis permis de venir à une heure pareille.
— Il ne demande pas de cachet ? s’étonna le maire Brown.
— Apparemment pas.
— Amen ! Tout ceci me va bien. Donne-moi cette feuille que je te la signe. Et va vite prévenir Harvey qu’il sera la tête d’affiche du festival ! J’ai besoin qu’il prenne le premier vol pour New York demain, peux-tu lui faire ce message ? Il faut impérativement qu’il soit à mes côtés vendredi matin pour la conférence de presse.
— Très bien, acquiesça Anna, je le lui dirai.
Le maire Brown attrapa un stylo et ajouta sur le bas du document une ligne manuscrite confirmant son engagement avant d’y apposer sa signature.
— Voilà, Anna. À toi de jouer maintenant.
Anna s’en alla, mais lorsque Alan referma la porte derrière elle, elle ne descendit pas tout de suite les marches du perron. Elle entendit alors la conversation entre le maire et sa femme.
— Tu es fou de faire confiance à Harvey ! dit Charlotte.
— Enfin, ma chérie, c’est inespéré !
— Il va revenir ici, à Orphea ! Tu te rends compte de ce que ça signifie ?
— Il va sauver ma carrière, voilà ce que ça signifie, répondit Brown.
* * *
Mon téléphone sonna enfin.
— Jesse, me dit Anna, le maire accepte. Il a signé la demande de Harvey. Il veut que vous soyez présents à Orphea vendredi matin pour la conférence de presse.
Je transmis le message à Harvey qui s’excita aussitôt :
— Diable oui ! hurla-t-il. Diable oui ! Conférence de presse, et tout et tout ! Puis-je voir la lettre signée ? Je veux être certain que vous n’êtes pas en train de m’entourlouper.
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