Le réceptionniste de l’hôtel reconnut immédiatement Stephanie lorsque je lui présentai une photo d’elle.
— Oui, je me souviens bien d’elle, m’assura-t-il.
— Y a-t-il quelque chose en particulier qui vous ait marqué ? demandai-je.
— Une jolie jeune femme, élégante, ça vous marque, me répondit le réceptionniste. Mais j’ai surtout été frappé parce qu’elle était le premier écrivain que je rencontrais.
— C’est comme ça qu’elle s’est présentée ?
— Oui, elle disait être en train d’écrire un roman policier basé sur une histoire vraie, et qu’elle venait ici chercher des réponses.
C’était donc bien un livre que Stephanie écrivait. Après son renvoi de la Revue , elle avait décidé d’accomplir son désir de devenir écrivain, mais à quel prix ?
Je n’avais pas réservé d’hôtel et par commodité je retins une chambre au Best Western pour la nuit. Puis, le sergent Cruz me conduisit au Beluga Bar , où j’arrivai à 17 heures pile. Au comptoir de l’établissement, une jeune femme essuyait des verres. Elle comprit à mon attitude que je cherchais quelqu’un. Lorsque je mentionnai le nom de Kirk Harvey, elle eut un sourire amusé.
— Vous êtes acteur ?
— Non, lui assurai-je.
Elle haussa les épaules, comme si elle ne me croyait pas.
— Traversez la rue, il y a une école. Descendez au sous-sol, à la salle de spectacle.
Je m’exécutai aussitôt. Ne trouvant pas l’accès au sous-sol, j’avisai le concierge qui balayait le préau :
— Pardon, monsieur, je cherche Kirk Harvey.
Le type éclata de rire.
— Encore un ! dit-il.
— Encore un quoi ? demandai-je.
— Z’êtes acteur, non ?
— Non. Pourquoi tout le monde pense que je suis acteur ?
L’autre s’esclaffa de plus belle.
— Vous allez vite comprendre. Vous voyez la porte en fer là-bas ? Vous descendez d’un niveau et là vous verrez un panneau. Vous ne pouvez pas vous tromper. Bonne chance !
Comme il riait encore, je le laissai à son hilarité et suivis ses indications. Je passai la porte qui donnait sur un escalier, descendis d’un niveau et je vis une lourde porte sur laquelle une énorme affiche avait été grossièrement collée avec du ruban adhésif :
Ici répétition de :
« LA NUIT NOIRE »
PIÈCE DE THÉÂTRE DU SIÈCLE
Acteurs intéressés : prière de se présenter
au Maître Kirk Harvey en fin de répétition.
Cadeaux bienvenus.
En tout temps : Silence !
Bavardages interdits !
Mon cœur se mit à battre fort dans ma poitrine. Je fis une photographie au moyen de mon téléphone portable et l’envoyai aussitôt à Anna et Derek. Puis, alors que je m’apprêtais à appuyer sur la poignée de la porte, le battant s’ouvrit violemment et je dus faire un pas en arrière pour ne pas le recevoir en plein visage. Je vis passer un homme qui s’enfuit dans les escaliers en sanglotant. Je l’entendis se jurer à lui-même rageusement : « Plus jamais ! Plus jamais on ne me traitera de la sorte ! »
La porte était restée ouverte et je pénétrai timidement dans la pièce plongée dans l’obscurité. C’était une salle de spectacle d’école typique, assez vaste, haute de plafond. Des rangées de chaises faisaient face à une petite scène, éclairée par des spots trop chauds à la lumière aveuglante, sur laquelle se trouvaient deux personnes : une grosse dame et un petit monsieur.
Massée devant eux, prêtant une attention religieuse à ce qui se passait, une petite foule impressionnante. Dans un coin, une table avec du café, des boissons, des beignets et des biscuits. J’avisai un homme à demi nu qui engloutissait une pâtisserie à la hâte tout en passant un uniforme de policier. C’était visiblement un acteur en train de se changer. Je m’approchai de lui et chuchotai :
— Pardon, mais qu’est-ce qui se passe ici ? demandai-je.
— Comment ça, qu’est-ce qui passe ? C’est la répétition de La Nuit noire !
— Ha ! fis-je, légèrement circonspect. Et qu’est-ce que La Nuit noire ?
— C’est la pièce sur laquelle le Maître Harvey travaille depuis vingt ans. Vingt ans qu’il répète ! Il y a une légende qui veut que le jour où la pièce sera prête, elle aura un succès jamais vu.
— Et quand sera-t-elle prête ?
— Personne ne le sait. Pour l’instant, il n’a pas fini de répéter la première scène. Vingt ans pour la première scène seulement, vous imaginez la qualité du spectacle !
Les gens autour de moi se retournèrent et nous fixèrent d’un air mauvais pour nous signifier de nous taire. Je me rapprochai de mon interlocuteur et lui murmurai à l’oreille :
— Qui sont tous ces gens ?
— Des acteurs. Tout le monde veut tenter sa chance et faire partie de la distribution de la pièce.
— Il y a tant de rôles que ça ? demandai-je en évaluant le nombre de personnes présentes.
— Non, mais il y a un grand roulement. À cause du Maître. Il est exigeant…
— Et où est le Maître ?
— Là-bas au premier rang.
Il me fit signe que nous avions assez parlé et qu’il fallait se taire à présent. Je me faufilai dans la foule. Je compris que la pièce avait débuté et que le silence en faisait partie. En m’approchant de la scène, j’y vis un homme étendu, jouant le rôle d’un mort. Une femme s’avança vers le corps que le petit monsieur en uniforme contemplait.
Le silence dura de longues minutes. Soudain une voix dans l’assistance s’extasia :
— C’est un chef-d’œuvre !
— Ta gueule ! lui répondit une autre.
Le silence se fit à nouveau. Puis un enregistrement sonore s’enclencha et donna lecture d’une didascalie :
C’est un matin sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement. Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
LA JEUNE FEMME : Qu’est-ce qui se passe ?
LE POLICIER : Un homme mort. Accident de moto tragique.
— Coupé ! hurla une voix nasillarde. Lumière ! Lumière !
La lumière s’alluma brutalement et éclaira la salle. Un homme en costume froissé, les cheveux en bataille et un texte à la main s’approcha de la scène. C’était Kirk Harvey, vingt ans plus vieux que je l’avais connu.
— Non, non, non ! rugit-il en s’adressant au petit monsieur. Qu’est-ce que c’est que ce ton ? Soyez convaincant, mon vieux ! Allez-y, refaites-le-moi.
Le petit monsieur dans son uniforme trop grand bomba le torse et gueula :
— Un type mort !
— Mais non, espèce d’idiot ! s’emporta Kirk. C’est : Un homme mort . Et puis, pourquoi vous aboyez comme un chien ? Vous annoncez un décès, vous ne faites pas le décompte d’un troupeau à un berger. Soyez dramatique, bon sang ! Le spectateur doit frémir dans son siège.
— Pardon, maître Kirk, gémit le petit monsieur. Laissez-moi encore une chance, je vous en supplie !
— Bon, alors une dernière. Après je vous fous à la porte !
Je profitai de l’interruption pour m’annoncer auprès de Kirk Harvey.
— Bonjour, Kirk. Je suis Jesse Rosenberg et…
— Je devrais vous connaître, face d’idiot ? Si c’est un rôle que vous voulez, c’est à la fin de la répétition qu’il faut venir me voir, mais pour vous, c’est grillé ! Gâche-métier !
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