D’après nos renseignements, Tennenbaum était issu d’une famille aisée de Manhattan, le genre de fils à papa impulsif et pas avare de coups de poing. Sa propension à la bagarre l’avait fait virer de l’université de Stanford et l’avait même envoyé quelques mois en prison. Ce qui ne l’avait pas empêché ensuite d’acquérir une arme. Il était installé à Orphea depuis quelques années, ne s’y était apparemment plus fait remarquer. Il avait travaillé au Palace du Lac, avant de se lancer dans sa propre affaire : le Café Athéna . Et le Café Athéna avait justement placé Ted Tennenbaum au cœur d’une importante dispute avec le maire.
Tennenbaum, certain que son restaurant allait faire un malheur, avait acheté un bâtiment idéalement situé sur la rue principale et dont le prix élevé qu’en demandait le propriétaire avait dissuadé les autres acquéreurs. Il restait un problème de taille cependant : l’affectation cadastrale ne l’autorisait pas à ouvrir un restaurant à cet endroit. Tennenbaum était convaincu que la mairie lui accorderait sans problème un passe-droit, mais le maire Gordon ne l’avait pas entendu de cette oreille. Il s’opposa farouchement au projet du Café Athéna . Tennenbaum prévoyait d’en faire un établissement huppé, du style de ce qu’on trouvait à Manhattan, et Gordon n’y voyait aucun intérêt pour Orphea. Il refusa toute dérogation au plan cadastral et les employés de la mairie rapportèrent de nombreuses disputes entre les deux hommes.
Nous découvrîmes alors que, par une nuit de février, le bâtiment fut ravagé par un incendie. Ce fut une circonstance heureuse pour Tennenbaum : la nécessité de reconstruire totalement le bâtiment permettait de changer son affectation. C’est le chef Harvey qui nous rapporta cet épisode.
— Donc vous êtes en train de nous dire que, grâce à cet incendie, Tennenbaum a pu ouvrir son restaurant.
— Exactement.
— Et l’incendie était d’origine criminelle, j’imagine.
— Évidemment. Mais nous n’avons rien trouvé qui puisse prouver que Tennenbaum en était l’auteur. En tous les cas, comme le hasard fait bien les choses, l’incendie a eu lieu à temps pour que Tennenbaum puisse réaliser les travaux et ouvrir le Café Athéna juste avant le début du festival. Depuis, il ne désemplit plus. Il n’aurait pas pu se permettre que les travaux prennent le moindre retard.
Et c’est ce point qui allait être déterminant justement. Car plusieurs témoins affirmèrent que Gordon avait implicitement menacé Tennenbaum de faire traîner les travaux. Le chef-adjoint Gulliver nous raconta notamment être intervenu alors que les deux hommes s’apprêtaient à en venir aux mains, en pleine rue.
— Pourquoi personne ne nous a parlé de ce différend avec Tennenbaum ? m’étonnai-je.
— Parce que c’était au mois de mars, me répondit Gulliver. Ça m’était sorti de la tête. Vous savez, en politique les esprits s’échauffent facilement. Des histoires comme celle-là, j’en ai des tonnes. Il faut aller voir les séances du conseil municipal : les gars s’écharpent sans cesse. Ça ne veut pas dire qu’ils vont finir par se tirer dessus.
Mais pour Jesse et moi, c’était largement assez. Nous avions un dossier en béton : Tennenbaum avait un mobile pour tuer le maire, il était un tireur aguerri et sa camionnette avait été formellement identifiée devant la maison des Gordon quelques minutes avant la tuerie. À l’aube du 12 août 1994, nous arrêtions Ted Tennenbaum chez lui pour les meurtres de Joseph, Leslie et Arthur Gordon, et Meghan Padalin.
Nous arrivâmes triomphants au centre régional de la police d’État et conduisîmes Tennenbaum en cellule sous les regards admiratifs de nos collègues et du major McKenna.
Mais notre gloire ne dura que quelques heures. Le temps pour Ted de faire appel à Robin Starr, un ténor du barreau new-yorkais, qui débarqua depuis Manhattan aussitôt après que la sœur de Tennenbaum lui eut versé 100 000 dollars de provision.
En salle d’interrogatoire, Starr nous infligea une sévère humiliation, sous le regard dépité du major et de tous nos collègues, pliés de rire, qui nous observaient derrière une glace sans tain.
— J’en ai vu des flics pas doués, tonna Robin Starr, mais alors vous deux, c’est le pompon. Répétez-moi encore votre histoire, sergent Scott ?
— Ce n’est pas la peine de nous prendre de haut, répliquai-je. Nous savons que votre client était en litige avec le maire Gordon depuis plusieurs mois à propos des travaux de réfection du Café Athéna .
Starr me regarda d’un air intrigué :
— Les travaux ont déjà eu lieu, il me semble, où est le problème, sergent Scott ?
— Les travaux de construction du Café Athéna ne pouvaient souffrir aucun retard et je sais que le maire Gordon avait menacé votre client de tout bloquer. Après un énième différend, Ted Tennenbaum a fini par tuer le maire, sa famille et cette pauvre joggeuse qui passait devant la maison. Car comme vous le savez sûrement, maître Starr, votre client est un tireur aguerri.
Starr opina ironiquement.
— C’est prodigieux de confusion, sergent. Je suis vraiment ébaubi.
Tennenbaum ne réagissait pas, se contentant de laisser son avocat parler à sa place, ce qui fonctionnait plutôt bien jusque-là. Starr poursuivit :
— Si vous en avez terminé avec votre histoire à dormir debout, permettez-moi à présent d’y répondre. Mon client ne pouvait pas être chez le maire Gordon le 30 juillet à 19 heures pour la simple et bonne raison qu’il était pompier de garde au Grand Théâtre. Vous pouvez aller demander à quiconque se trouvait dans les coulisses ce soir-là, ils vous diront avoir vu Ted.
— Il y avait pas mal de va-et-vient ce soir-là, dis-je. Ted aura eu le temps de s’éclipser. Il n’est qu’à quelques minutes de voiture de la maison du maire.
— Ah, d’accord, sergent ! Donc votre théorie est que mon client a vite sauté dans sa camionnette pour faire un petit saut chez le maire, tué tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, et est ensuite tranquillement retourné prendre sa place au Grand Théâtre.
Je décidai d’abattre mon atout. Ce que je croyais être le coup de grâce. Après avoir volontairement fait peser un instant de silence, je dis à Starr :
— La camionnette de votre client a été formellement identifiée devant la maison de la famille Gordon quelques minutes avant les meurtres. C’est la raison pour laquelle votre client est dans ce commissariat, et c’est la raison pour laquelle il n’en ressortira que pour aller dans une prison fédérale en attendant de passer devant une cour.
Starr me dévisagea sévèrement. Je crus avoir fait mouche. Il se mit alors à applaudir.
— Bravo, sergent. Et merci. Il y avait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé. Donc votre château de cartes repose sur cette abracadabrantesque histoire de camionnette ? Que votre témoin a été incapable de reconnaître pendant dix jours avant de subitement retrouver la mémoire ?
— Comment pouvez-vous le savoir ? m’offusquai-je.
— Parce que je fais mon travail, moi, contrairement à vous, tempêta Starr. Et vous devriez savoir qu’aucun juge ne recevra ce témoignage à dormir debout ! Vous n’avez donc aucune preuve tangible. Votre dossier est digne d’un boy-scout, vous devriez avoir honte, sergent. Si vous n’avez rien à ajouter, mon client et moi allons prendre congé de vous à présent.
La porte de la salle s’ouvrit. C’était le major qui nous fusilla du regard. Il laissa Starr et Tennenbaum s’en aller, et lorsqu’ils furent partis, il entra dans la pièce. D’un coup de pied rageur, il envoya une chaise valdinguer. Je ne l’avais jamais vu dans une colère pareille.
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