— Écoute ça, dis-je à Derek. Le journaliste demande à Ostrovski quelles sont les bonnes et les mauvaises surprises du festival et Ostrovski répond : « La bonne surprise est certainement — et tout le monde en conviendra — la magnifique représentation d’ Oncle Vania sublimée par Charlotte Carell qui y tient le rôle d’Elena. Quant à la mauvaise surprise, c’est indéniablement le monologue farfelu de Kirk Harvey. Quel désastre du début à la fin, c’est indigne d’un festival de programmer une nullité pareille. Je dirais même que c’est une offense faite aux spectateurs. »
— Il a dit Kirk Harvey ? répéta Derek, incrédule.
— Il a dit Kirk Harvey, confirma Anna, fière de sa découverte.
— Qu’est-ce que c’est que ce micmac ? m’étonnai-je. Le chef de la police d’Orphea participait au festival ?
— Qui plus est, ajouta Derek, Harvey a enquêté sur les meurtres de 1994. Il était donc lié et aux meurtres et au festival.
— Est-ce la raison pour laquelle Stephanie voulait le retrouver ? interrogeai-je. Il faut absolument lui mettre la main dessus.
Un homme pouvait nous aider dans notre quête de Kirk Harvey : Lewis Erban, le policier qu’Anna avait remplacé à Orphea. Il avait passé toute sa carrière au sein de la police d’Orphea et avait donc forcément côtoyé Harvey.
Anna, Derek et moi passâmes lui rendre visite : nous le trouvâmes en train de s’occuper d’un massif de fleurs devant sa maison. En voyant Anna, son visage s’illumina d’un sourire sympathique.
— Anna, dit-il, quel plaisir ! T’es bien la première des collègues à venir prendre de mes nouvelles.
— C’est une visite intéressée, lui avoua Anna d’emblée. Ces messieurs qui m’accompagnent sont de la police d’État. Nous voudrions te parler de Kirk Harvey.
Installés dans sa cuisine où il insista pour nous offrir du café, Lewis Erban nous expliqua n’avoir aucune idée de ce qu’il était advenu de Kirk Harvey.
— Est-ce qu’il est mort ? demanda Anna.
— Je n’en sais rien. J’en doute. Quel âge aurait-il aujourd’hui ? Dans les 55 ans.
— Donc il a disparu en octobre 1994, soit juste après la résolution de l’assassinat du maire Gordon et de sa famille, c’est cela ? poursuivit Anna.
— Oui. Du jour au lendemain. Il a laissé une étrange lettre de démission. On n’a jamais su le pourquoi du comment.
— Il y a eu une enquête ? demanda Anna.
— Pas vraiment, répondit Lewis d’un air un peu honteux, le nez dans sa tasse.
— Comment ça ? bondit Anna. Votre chef de la police plaque tout et personne ne cherche à en savoir davantage ?
— La vérité, c’est que tout le monde le détestait au poste, répondit Erban. Au moment de sa disparition, le chef Harvey ne contrôlait plus la police. C’était son adjoint, Ron Gulliver, qui avait pris le pouvoir. Les policiers du commissariat ne voulaient plus avoir affaire à lui. Ils le haïssaient. Nous l’appelions le chef-tout-seul.
— Le chef-tout-seul ? s’étonna Anna.
— Comme je te le dis. Tout le monde méprisait Harvey.
— Pourquoi a-t-il été nommé chef alors ? intervint Derek.
— Parce qu’au début nous l’adorions. C’était un homme charismatique et très intelligent. Un bon chef de surcroît. Fanatique de théâtre. Vous savez ce qu’il faisait pendant son temps libre ? Il écrivait des pièces de théâtre ! Il passait ses congés à New York, il allait voir toutes les pièces qui s’y jouaient. Il a même monté une pièce qui avait eu son petit succès avec la troupe étudiante de l’université d’Albany. On avait parlé de lui dans le journal et tout ça. Il s’était trouvé une petite copine belle comme un cœur, une étudiante qui participait à la troupe. Enfin, la totale quoi. Le type avait tout pour lui, tout.
— Que s’est-il passé alors ? poursuivit Derek.
— Son moment de gloire a duré une petite année à peine, expliqua Lewis Erban. Fort de son succès, il a écrit une nouvelle pièce. Il nous en parlait tout le temps. Il disait que ça allait être un chef-d’œuvre. Quand le festival de théâtre d’Orphea a été créé, il a fait des pieds et des mains pour que sa pièce soit jouée en ouverture. Mais le maire Gordon le lui a refusé. Il a dit que la pièce était mauvaise. Ils se sont beaucoup disputés à ce sujet.
— Mais sa pièce a quand même été jouée lors du festival, non ? J’ai lu une critique à son sujet dans les archives de l’ Orphea Chronicle .
— Il a joué un monologue de son cru. Ça a été un désastre.
Derek précisa :
— Ma question est : comment Kirk Harvey a-t-il pu participer au festival alors que le maire Gordon ne voulait pas de lui ?
— Parce que le maire s’est fait dézinguer le soir de l’ouverture du festival ! C’est son adjoint de l’époque, Alan Brown, qui a repris les rênes de la ville et Kirk Harvey a réussi à faire ajouter sa pièce dans le programme. J’ignore pourquoi Brown a accepté. Il avait sans doute des problèmes plus importants à régler.
— Donc, c’est uniquement parce que le maire Gordon est mort que Kirk Harvey a pu se produire, conclus-je.
— Exactement, capitaine Rosenberg. Tous les soirs en deuxième partie de soirée, dans le Grand Théâtre. Ça a été un fiasco total. C’était lamentable, vous ne pouvez pas imaginer. Il s’est ridiculisé aux yeux de tous. D’ailleurs, ça a été le début de la fin pour lui : sa réputation était flinguée, sa petite copine l’a quitté, tout est parti en vrille.
— Mais est-ce à cause de sa pièce que tous les autres flics se sont mis à détester Harvey ?
— Non, répondit Lewis Erban, pas directement, du moins. Durant les mois qui ont précédé le festival, Harvey nous a annoncé que son père avait un cancer et qu’il était traité dans un hôpital d’Albany. Il nous a expliqué qu’il allait prendre un congé sans solde pour veiller sur lui pendant son traitement. Au commissariat, ça nous a brisé le cœur cette histoire. Pauvre Kirk, son père mourant. On a essayé de lever de l’argent pour combler sa perte de salaire, on a organisé divers évènements, on a même cotisé sur nos congés pour les lui offrir et qu’il continue à être payé pendant ses absences. C’était notre chef et on l’appréciait.
— Et que s’est-il passé ?
— On a découvert le pot aux roses : le père se portait en réalité très bien. Harvey avait inventé cette histoire pour aller à Albany préparer sa fameuse pièce de théâtre. À partir de ce moment, plus personne n’a voulu entendre parler de lui, ni lui obéir. Lui s’est défendu en disant qu’il avait été pris dans son mensonge et qu’il n’avait jamais imaginé qu’on allait tous se cotiser pour l’aider. Ça n’a fait que nous énerver davantage, ça voulait dire qu’il ne pensait pas comme nous. À partir de ce jour, nous ne l’avons plus considéré comme notre chef.
— À quand remonte cet incident ?
— On a découvert ça dans le courant du mois de juillet 1994.
— Mais comment la police a-t-elle pu fonctionner sans chef de juillet à octobre ?
— Ron Gulliver est devenu chef de facto. Les gars respectaient son autorité, tout s’est bien passé. Cette situation n’avait rien d’officiel, mais personne ne s’en est offusqué parce que, peu après ça, il y a eu l’assassinat du maire Gordon, et ensuite son remplaçant, le maire Brown, s’est retrouvé pendant les mois qui ont suivi avec des dossiers sur les bras plus importants à régler.
— Pourtant, réagit Derek, nous avons collaboré régulièrement avec Kirk Harvey pendant l’enquête sur le quadruple meurtre.
— Et qui d’autre du commissariat avez-vous côtoyé ? lui répondit Erban.
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