— Personne, admit Derek.
— Et ça ne vous a paru étrange de n’avoir d’interactions qu’avec Kirk Harvey ?
— Je n’y ai même pas pensé à l’époque.
— Attention, précisa Erban, ça ne veut pas dire qu’on a négligé notre boulot pour autant. C’était un quadruple meurtre, quand même. Tous les appels de la population ont été pris au sérieux, toutes les demandes de la police d’État aussi. Mais en dehors de cela, Harvey a mené sa propre enquête tout seul, dans son coin. Il était complètement obsédé par cette affaire.
— Il y avait donc un dossier ?
— Bien entendu. Compilé par Harvey. Il doit être conservé dans la salle des archives.
— Il n’y a rien, dit Anna. Juste une boîte vide.
— Peut-être dans son bureau du sous-sol, suggéra Erban.
— Quel bureau du sous-sol ? demanda Anna.
— En juillet 1994, quand on a découvert l’histoire du faux cancer du père, tous les policiers ont débarqué dans le bureau de Harvey pour lui demander des explications. Il n’était pas là, alors on a commencé à fouiller et on a compris qu’il passait plus de temps à travailler sa pièce de théâtre qu’à faire son boulot de flic : il y avait des textes manuscrits, des scénarios. On a décidé de faire le ménage : on a passé à la broyeuse tout ce qui ne concernait pas son boulot de chef de la police, et laissez-moi vous dire qu’il ne restait plus grand-chose. Après quoi, on a débranché son ordinateur, saisi sa chaise et son bureau, et on l’a déménagé dans une pièce du sous-sol. Un local de stockage de matériel, au milieu d’un gigantesque capharnaüm, sans fenêtre et sans air frais. À partir de ce jour-là, en arrivant au commissariat, Harvey descendait directement dans son nouveau bureau. On pensait qu’il ne tiendrait pas une semaine, il est quand même resté dans son sous-sol pendant trois mois, jusqu’à ce qu’il disparaisse de la circulation, en octobre 1994.
Nous restâmes estomaqués un instant par la scène de putsch décrite par Erban. Finalement, je repris :
— Et donc un beau jour, il a disparu.
— Oui, capitaine. Je m’en souviens bien parce que, la veille, il voulait absolument me parler de son affaire.
* * *
Orphea, fin octobre 1994
En entrant dans les toilettes du commissariat, Lewis Erban tomba sur Kirk Harvey qui se lavait les mains.
— Lewis, il faut que je te parle, lui dit Harvey.
Erban fit d’abord semblant de ne pas l’entendre. Mais comme Harvey le fixait, il lui murmura :
— Kirk, je ne veux pas me griller auprès des autres…
— Écoute, Lewis, je sais que j’ai merdé…
— Mais putain, Kirk, qu’est-ce qui t’a pris ? On a tous cotisé sur nos jours de congé pour toi.
— Je ne vous avais rien demandé ! protesta Harvey. J’avais pris un congé sans solde. Je ne faisais chier personne. C’est vous qui vous êtes mêlés de tout ça.
— Alors c’est de notre faute maintenant ?
— Écoute, Lewis, tu as le droit de me haïr. Mais j’ai besoin de ton aide.
— Laisse tomber. Si les gars apprennent que je te parle, je vais me retrouver au sous-sol moi aussi.
— Alors, voyons-nous ailleurs. Retrouve-moi ce soir au parking de la marina, vers 20 heures. Je te raconterai tout. C’est très important. Ça concerne Ted Tennenbaum.
* * *
— Ted Tennenbaum ? répétai-je.
— Oui, capitaine Rosenberg, me confirma Lewis. Évidemment, je n’y suis pas allé. Être vu avec Harvey, c’était comme avoir la gale. Cette conversation fut ma dernière avec lui. Le lendemain, en arrivant au commissariat, j’appris que Ron Gulliver avait découvert une lettre signée de sa main sur son bureau, l’informant qu’il était parti et qu’il ne reviendrait plus jamais à Orphea.
— Quelle a été votre réaction ? demanda Derek.
— Je me suis dit bon débarras . Honnêtement, c’était mieux pour tout le monde.
En repartant de chez Lewis Erban, Anna nous dit :
— Au Grand Théâtre, Stephanie interrogeait les bénévoles afin d’établir l’emploi du temps exact de Ted Tennenbaum le soir du quadruple meurtre.
— Merde, souffla Derek.
Il crut devoir préciser :
— Ted Tennenbaum était…
— … l’auteur du quadruple meurtre de 1994, je sais, le coupa Anna.
Derek ajouta alors :
— Du moins, est-ce ce que nous avons cru pendant vingt ans. Qu’est-ce que Kirk Harvey avait découvert sur lui et pourquoi ne nous en a-t-il pas parlé ?
Ce même jour, nous reçûmes de la police scientifique l’analyse du contenu de l’ordinateur de Stephanie : il n’y avait sur le disque dur qu’un seul document, en format Word, et protégé par un code que les informaticiens avaient pu facilement contourner.
Nous l’ouvrîmes, tous les trois agglutinés derrière l’ordinateur de Stephanie.
— C’est un texte, dit Derek. Sans doute son article.
— On dirait plutôt un livre, fit remarquer Anna.
Elle avait raison. En lisant le document, nous découvrîmes que Stephanie consacrait un livre entier à l’affaire. J’en retranscris le début ici :
NON-COUPABLE
par Stephanie Mailer
L’annonce se trouvait entre une publicité pour un cordonnier et une autre pour un restaurant chinois qui offrait un buffet à volonté à moins de 20 dollars.
VOULEZ-VOUS ÉCRIRE UN LIVRE À SUCCÈS ?
HOMME DE LETTRES RECHERCHE ÉCRIVAIN AMBITIEUX POUR TRAVAIL SÉRIEUX. RÉFÉRENCES INDISPENSABLES.
D’abord je ne la pris pas au sérieux. Intriguée, je décidai de composer malgré tout le numéro qui était indiqué. Un homme me répondit, dont je ne reconnus pas immédiatement la voix. Je ne compris que lorsque je le retrouvai le lendemain dans le café de SoHo où il me donna rendez-vous.
— Vous ? m’étonnai-je en le voyant.
Il paraissait aussi surpris que moi. Il m’expliqua qu’il avait besoin de quelqu’un pour écrire un livre qui lui trottait dans la tête depuis longtemps.
— Ça va faire vingt ans que je diffuse cette annonce, Stephanie, me dit-il. Tous les candidats qui y ont répondu au fil des années étaient plus pitoyables les uns que les autres.
— Mais pourquoi recherchez-vous quelqu’un pour écrire un livre à votre place ?
— Pas à ma place. Un livre pour moi. Je vous donne le sujet, vous serez la plume.
— Pourquoi ne l’écrivez-vous pas vous-même ?
— Moi ? Impossible ! Que diraient les gens ? Vous imaginez… Enfin, bref, je paierai tous vos frais pendant l’écriture. Et ensuite vous n’aurez plus de souci à vous faire.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Parce que ce livre fera de vous un écrivain riche et célèbre, et de moi un homme plus apaisé. J’aurai enfin la satisfaction d’avoir des réponses à des questions qui m’obsèdent depuis vingt ans. Et le bonheur de voir ce livre exister. Si vous trouvez la clé de l’énigme, cela fera un merveilleux roman policier. Les lecteurs se régaleront.
Il faut avouer que le livre était écrit de façon passionnante. Stephanie y racontait qu’elle s’était fait engager à l’ Orphea Chronicle pour avoir une couverture et enquêter tranquillement sur le quadruple meurtre de 1994.
Il était cependant difficile de distinguer ce qui était récit et fiction. Si elle ne dépeignait que la réalité des faits, alors qui était ce mystérieux commanditaire qui lui avait demandé d’écrire ce livre ? Et pourquoi ? Elle ne mentionnait pas son nom, mais elle semblait dire qu’il s’agissait d’un homme qu’elle connaissait, et qui était apparemment à l’intérieur du Grand Théâtre le soir du quadruple meurtre.
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