— Alors c’est ça votre grande enquête ? s’écria-t-il. Je vous avais demandé d’avancer, pas de faire n’importe quoi !
Jesse et moi baissâmes les yeux. Nous ne pipâmes mot, ce qui eut pour effet d’agacer le major davantage.
— Qu’est-ce que vous avez à répondre, hein ?
— J’ai la conviction que c’est Tennenbaum qui a fait ça, major, dis-je.
— Quel genre de conviction, Scott ? Une conviction de flic ? Qui ne vous fera ni dormir, ni manger jusqu’à ce que vous ayez bouclé ce dossier ?
— Oui, major.
— Alors, allez-y ! Foutez-moi le camp d’ici tous les deux et allez me reprendre cette enquête !
-6.
Meurtre d’une journaliste.
Mercredi 2 juillet — Mardi 8 juillet 2014
JESSE ROSENBERG
Mercredi 2 juillet 2014
24 jours avant le festival
Sur la route 117 une armada de véhicules d’urgence, camions de pompiers, ambulances et voitures de police par dizaines venues de toute la région, bloquait l’accès au lac des Cerfs. Le trafic était détourné par la police de l’autoroute et des bandes avaient été déroulées dans les prés alentour, d’un pan de forêt à un autre, derrière lesquelles des agents montaient la garde, empêchant le passage des curieux et des journalistes qui affluaient.
À quelques dizaines de mètres de là, au bas d’une pente douce, au milieu des herbes hautes et des buissons de myrtilles, Anna, Derek et moi, ainsi que le chef Gulliver et une poignée de policiers, contemplions en silence le décor féerique d’une vaste étendue d’eau, couverte de plantes aquatiques. Au beau milieu du lac, une tache de couleur apparaissait clairement dans la végétation aquatique : c’était un amas de chair blanche. Un corps humain était coincé dans les nénuphars.
Il était impossible de dire à distance s’il s’agissait de Stephanie. Nous attendions les plongeurs de la police d’État. En attendant, nous observions, impuissants, silencieux, l’étendue d’eau tranquille.
Sur l’une des berges opposées, des policiers, en voulant s’approcher, s’étaient empêtrés dans la boue.
— Est-ce que cette zone n’a pas été fouillée ? demandai-je au chef Gulliver.
— Nous ne sommes pas venus jusqu’ici. L’endroit est peu accessible. Et puis, les berges sont impraticables, entre la boue et les roseaux…
Nous entendîmes des sirènes au loin. Des renforts affluaient. Puis arriva le maire Brown, escorté par Montagne qui était allé le chercher à la mairie pour le conduire ici. Finalement, les unités de la police d’État débarquèrent à leur tour et ce fut le début de l’agitation totale : des policiers et des pompiers transportèrent des canots pneumatiques, suivis de plongeurs portant de lourdes caisses de matériel.
« Qu’est-ce qui est en train de se passer dans cette ville ? » murmura le maire en nous rejoignant, tout en fixant du regard les somptueuses étendues de nénuphars.
Les plongeurs s’équipèrent rapidement, les canots pneumatiques furent mis à l’eau. Le chef Gulliver et moi montâmes à bord de l’un d’eux. Nous nous élançâmes sur le lac, rapidement suivis par un deuxième canot dans lequel se trouvaient les plongeurs. Les grenouilles et les oiseaux d’eau se turent soudain, et lorsque les moteurs des bateaux furent coupés, il régna un silence éprouvant. Les canots, portés par leur élan, fendirent les tapis de nénuphars en fleurs, et arrivèrent bientôt à hauteur du corps. Les plongeurs se glissèrent dans l’eau et disparurent dans un nuage de bulles. Je m’accroupis à la proue du bateau et me penchai vers l’eau pour mieux observer le corps qui était dégagé par les hommes-grenouilles. Lorsqu’ils parvinrent enfin à le retourner, j’eus un brusque mouvement de recul. Le visage déformé par l’eau qu’on me présentait était bien celui de Stephanie Mailer.
L’annonce de la découverte du corps de Stephanie Mailer noyée dans le lac des Cerfs s’empara de la région. Les curieux accoururent, se massant le long des barrières de police. Les médias locaux étaient également là en nombre. Tout le bord de la route 17 se transforma en une espèce de gigantesque kermesse bruyante.
Sur la berge, où le corps avait été ramené, le médecin légiste, le docteur Ranjit Singh, procéda aux premières constatations avant de nous réunir, Anna, Derek, le maire Brown, le chef Gulliver et moi, pour un point de la situation.
— Je pense que Stephanie Mailer a été étranglée, nous dit-il.
Le maire Brown se cacha le visage. Le médecin légiste poursuivit :
— Il va falloir attendre les résultats de l’autopsie pour savoir exactement ce qui s’est passé, mais j’ai déjà relevé de larges hématomes au niveau du cou ainsi que des signes d’une importante cyanose. Elle présente également des griffures sur les bras et le visage, et des écorchures sur les coudes et les genoux.
— Pourquoi ne l’a-t-on pas remarquée avant ? demanda Gulliver.
— Il faut du temps pour que les corps immergés remontent à la surface. À en juger par l’état du corps, le décès a eu lieu il y a huit ou neuf jours. Plus d’une semaine en tout cas.
— Ce qui nous ramènerait à la nuit de la disparition, dit Jesse. Stephanie aurait donc été enlevée et tuée.
— Seigneur ! murmura Brown en se passant la main dans les cheveux, atterré. Comment est-ce possible ? Qui a bien pu faire ça à cette pauvre jeune fille ?
— C’est ce que nous allons devoir découvrir, répondit Derek. Vous êtes face à une situation très grave, monsieur le maire. Il y a un tueur dans la région, peut-être dans votre ville. Nous ne connaissons encore rien de ses motifs et on ne peut pas exclure qu’il frappe à nouveau. Tant que nous ne l’aurons pas arrêté, il va falloir redoubler de prudence. Mettre éventuellement un plan de sécurisation en place avec la police d’État pour appuyer la police d’Orphea.
— Un plan de sécurisation ? s’inquiéta Brown. Vous n’y pensez pas, vous allez effrayer tout le monde ! Vous ne vous rendez pas compte, Orphea est une ville balnéaire. Que la rumeur coure qu’un assassin rôde ici et la saison d’été est foutue ! Est-ce que vous comprenez ce que cela signifie pour nous ?
Le maire Brown se tourna alors vers le chef Gulliver et Anna :
— Combien de temps pouvez-vous bloquer cette information ? leur demanda-t-il.
— Tout le monde est déjà au courant, Alan, lui dit Gulliver. La rumeur a fait le tour de la région. Allez voir vous-même là-haut, au bord de la route, c’est une véritable fête foraine !
Nous fûmes soudain interrompus par des cris : les parents Mailer venaient d’arriver. Ils apparurent sur le haut de la berge. « Stephanie ! » hurla Trudy Mailer, épouvantée, suivie par son mari. Derek et moi, les voyant dévaler la pente, nous précipitâmes pour les empêcher d’avancer plus loin et leur épargner la vision du cadavre de leur fille, gisant sur la berge, sur le point d’être chargé dans un sac mortuaire.
« Vous ne pouvez pas voir ça, madame », murmurai-je à Trudy Mailer, qui se serrait contre moi. Elle se mit à crier et à pleurer. Nous conduisîmes Trudy et Dennis Mailer jusqu’à un camion de police où une psychologue s’apprêtait à les rejoindre.
Il fallait parler aux médias. Je préférais laisser le maire s’en charger. Gulliver, qui ne voulait pas rater une occasion de passer à la télévision, insista pour l’accompagner.
Ils remontèrent tous les deux jusqu’au cordon de sécurité derrière lequel des journalistes venus de toute la région trépignaient. Il y avait des chaînes de télévision régionales, des photographes, et la presse écrite également. À l’arrivée du maire Brown et de Gulliver, une forêt de micros et d’objectifs se tendit dans leur direction. D’une voix se démarquant de celle de ses collègues, Michael Bird posa la première question :
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