Quelqu’un avait apporté des gobelets pleins de café. Servaz regarda sa montre : 5 h 32. Le directeur de la centrale était rentré chez lui deux heures plus tôt, le visage gris et les yeux rouges, après avoir salué tout le monde. Servaz fronça les sourcils en voyant Ziegler pianoter sur un petit ordinateur portable. Malgré la fatigue, elle se concentrait sur son rapport.
— Ils se sont mis d’accord sur ce qu’ils allaient dire avant même qu’on les ait séparés, conclut-il en avalant son café. Soit parce qu’ils ont fait le coup, soit parce qu’ils ont quelque chose d’autre à cacher.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ziegler.
Il réfléchit un instant, froissa son gobelet en polystyrène et le lança dans la corbeille mais la manqua.
— On n’a rien contre eux, dit-il en se penchant pour le ramasser. On les laisse partir.
Servaz revit les vigiles. Aucun des deux ne lui inspirait confiance. Des types comme eux, il en avait rencontré des wagons en dix-sept ans de métier. Avant l’interrogatoire, Ziegler lui avait appris qu’ils étaient stiqués — autrement dit, leurs noms apparaissaient dan le STIC (Système de traitement des infractions constatées), ce qui n’avait pas la moindre signification : vingt-six millions d’infractions, pas moins, étaient répertoriées dans le STIC, dont certaines contravention de cinquième classe applicables aux délits mineurs, au grand dam des défenseurs des libertés individuelle qui avaient décerné à la police française un Big Brother Award pour l’instauration de ce « mirador informatique ».
Mais Ziegler et lui avaient aussi découvert que tous deux figuraient également au bulletin n° 1 du casier judiciaire. Chacun avait purgé plusieurs peines de prison relativement brèves eu égard aux faits mentionnés : coups et blessures aggravés, menaces de mort, séquestration, extorsion de fonds et toute une gamme de violences variées — dont certaines sur leur compagnes. Malgré des casiers judiciaires aussi volumineux qu’un Bottin mondain , à eux deux ils ne totalisaient en tout et pour tout que cinq années de zonzon. Ils s’étaient montrés doux comme des agneaux pendant les interrogatoires, affirmant être rentrés dans le rang et avoir compris la leçon. Leurs professions de foi étaient identiques, leur sincérité nulle : le baratin habituel, que seul un avocat aurait pu faire semblant de gober. Instinctivement, Servaz avait perçu que, s’il n’avait pas été flic et s’il avait posé les mêmes questions au fond d’un parking désert, il aurait passé un sale quart d’heure et ils auraient pris plaisir à lui faire mal.
Il se passa une main sur la figure. Les beaux yeux d’Irène Ziegler étaient cernés et il la trouva encore plus séduisante. Elle avait laissé tomber la veste d’uniforme, la lumière du néon jouait dans ses cheveux blonds. Il regarda son cou. Il y avait un petit tatouage qui dépassait de son col. Un idéogramme chinois.
— On va faire une pause et dormir quelques heures. Quel est le programme demain ?
— Le centre équestre, dit-elle. J’ai envoyé des hommes mettre le box sous scellés. Les « TIC » s’en occuperont demain.
Servaz se souvint que Marchand avait parlé d’une effraction.
— On commencera par le personnel du centre. Il est impossible que personne n’ait rien vu ni rien entendu. Capitaine, dit-il à Maillard, je ne crois pas qu’on aura besoin de vous. On vous tiendra au courant.
Maillard acquiesça d’un hochement de tête.
— Il y a deux questions auxquelles nous devons répondre en priorité. Où est passée la tête du cheval ? Et pourquoi s’être donné la peine d’accrocher cet animal en haut d’un téléphérique ? Ce geste a forcément une signification.
— L’usine est la propriété du groupe Lombard, dit Ziegler, et Freedom était le cheval préféré d’Éric Lombard. De toute évidence, c’est lui qui est visé.
— Une accusation ? suggéra Maillard.
— Ou une vengeance.
— Une vengeance peut aussi être une accusation, dit Servaz. Un type comme Lombard a sûrement des ennemis, mais je ne vois pas un simple rival en affaires se livrer à ce genre de mise en scène. Cherchons plutôt parmi les employés, ceux qui ont été licenciés, ceux qui ont des antécédents psychiatriques.
— Il y a une autre hypothèse, dit Ziegler en refermant son ordinateur portable. Lombard est une multinationale présente dans de nombreux pays : la Russie, l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-Est… Il est possible que le groupe ait croisé la route de mafias, de groupes criminels, à un moment donné.
— Très bien. Gardons toutes ces hypothèses présentes à l’esprit et n’excluons rien pour le moment. Il y a un hôtel correct dans le coin ?
— Il y a plus de quinze hôtels à Saint-Martin, répondit Maillard. Ça dépend du genre que vous cherchez. Mais moi, si j’étais vous, j’essaierais Le Russell.
Servaz enregistra l’information tout en repensant aux vigiles, à leurs silences, à leur embarras.
— Ces types ont peur, dit-il soudain.
— Quoi ?
— Les vigiles : quelque chose ou quelqu’un leur a fait peur.
Servaz fut réveillé en sursaut par son portable. Il regarda l’heure au radio-réveil : 8 h 37. Merde ! Il n’avait pas entendu la sonnerie, il aurait dû demander à la patronne de l’hôtel de le réveiller. Irène Ziegler devait passer le prendre dans vingt minutes. Il s’empara du téléphone.
— Servaz.
— Comment ça s’est passé là-haut ?
La voix d’Espérandieu… Comme d’habitude, son adjoint était au bureau avant tout le monde. Servaz l’imagina en train de lire une BD japonaise ou de tester les nouvelles applications informatiques de la police, une mèche retombant sur le front, vêtu d’un pull griffé à la dernière mode choisi par son épouse.
— Difficile à dire, répondit-il en se dirigeant vers la salle de bains. Disons que ça ne ressemble à rien de connu.
— Mince, j’aurais bien aimé voir ça.
— Tu le verras sur la vidéo.
— Ça ressemble à quoi ?
— Un cheval accroché à un portique de téléphérique, à deux mille mètres d’altitude, répondit Servaz en réglant la température de la douche de sa main libre.
Il y eut un bref silence.
— Un cheval ? En haut d’un téléphérique ?
— Oui.
Le silence s’éternisa.
— Putain, dit sobrement Espérandieu en buvant quelque chose tout près du microphone.
Servaz aurait parié qu’il s’agissait de quelque chose d’effervescent plutôt que d’un simple café. Espérandieu était un spécialiste des molécules : molécules pour l’éveil, molécules pour le sommeil, pour la mémoire, pour le tonus, contre la toux, le rhume, la migraine, les maux d’estomac… Le plus incroyable, c’est qu’Espérandieu n’était pas un vieux policier proche de la retraite, mais un jeune limier de la criminelle d’à peine trente ans. En pleine forme. Qui courait trois fois par semaine le long de la Garonne. Sans problème de triglycérides ou de cholestérol, il s’inventait une collection de maux imaginaires qui, pour certains du moins, finissaient par devenir réels à force d’application.
— Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici. Les gosses prétendent que la police les a frappés. Leur avocat dit que la vieille est une ivrogne, poursuivit Espérandieu. Que son témoignage ne vaut rien. Il a demandé la relaxe immédiate pour l’aîné au juge des détentions. Les deux autres sont rentrés chez eux.
Servaz réfléchit.
— Et les empreintes ?
— Pas avant demain.
— Appelle le substitut. Dis-lui de faire traîner pour l’aîné. On sait que c’est eux : les empreintes vont « chanter ». Qu’il en parle au juge. Et essaie de faire activer le labo.
Читать дальше