— Comment… comment ça ?
— Elle était proche d’eux ? Distante ? Sévère ? Amicale ? Trop proche peut-être à votre goût ? Vous venez de dire qu’ils l’aimaient bien.
— Des rapports normaux.
— Est-ce que quelqu’un parmi les élèves ou les professeurs aurait pu lui en vouloir ?
— Je ne comprends pas le sens de cette question.
— C’était une jolie femme. Elle a pu faire l’objet d’avances de la part de collègues ou même d’élèves. Elle ne vous a jamais rapporté de faits de ce genre ?
— Non.
— Pas de rapports inappropriés avec des élèves ?
— Hum-hum. Pas à ma connaissance…
La différence entre les deux réponses n’échappa pas à Servaz. Il se réserva d’approfondir cette question plus tard.
— Est-ce que je peux voir son bureau ?
Le gros homme alla chercher une clé dans un tiroir et revint vers la porte en se dandinant lourdement.
— Suivez-moi.
Ils descendirent à l’étage inférieur. Longèrent un couloir. Servaz se rappelait où se trouvaient les bureaux des professeurs. Rien n’avait changé. La même odeur de cire, les mêmes murs blancs, les mêmes planchers qui craquent.
— Oh ! fit soudain le proviseur.
Servaz suivit son regard et découvrit un amas multicolore au pied d’une des portes du couloir : des bouquets de fleurs, des petits mots rédigés ou imprimés sur des papiers pliés en quatre, certains enroulés dans des rubans de couleur, et quelques bougies sur le plancher ciré. Ils se regardèrent et, pendant un instant, une certaine solennité les entoura. Ça n’avait pas traîné, Servaz devina que la nouvelle avait déjà fait le tour des dortoirs. Il se pencha, prit un des petits papiers, le déplia. Quelques mots écrits à l’encre violette : « Une lumière s’est éteinte. Mais en nous elle ne cessera jamais de briller. Merci. » Rien d’autre… Il en fut bizarrement ému. Il renonça à lire les suivants, il confierait cette tâche à quelqu'un d’autre.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? Que faut-il que je fasse de ça ?
Le ton du proviseur était plus ennuyé qu’ému.
— N’y touchez pas, répondit Servaz.
— Mais pendant combien de temps ? Je ne suis pas sûr que ça plaise aux autres professeurs.
C'est surtout à toi que ça ne plaît pas, vieux cœur sec , pensa le flic.
— Tant que l’enquête durera… scène de crime, répondit-il avec un clin d’œil. Ils sont vivants, elle est morte — ça devrait leur suffire.
L'homme secoua les épaules, ouvrit la porte.
— C’est ici.
II ne semblait pas désireux d’entrer. Servaz passa devant lui et il enjamba les bouquets et les bougies.
— Merci.
— Vous avez encore besoin de moi ?
— Pas pour le moment. Je crois que je trouverai la sortie tout seul.
— Hum-hum. Pensez à me rapporter la clé quand vous aurez terminé.
Il hocha la tête une dernière fois. Servaz le regarda s’éloigner.
Il enfila des gants et referma la porte. Une pièce blanche. Dans le plus grand désordre. Le bureau, au centre, était enseveli sous une montagne de feuilles, de pots pleins de stylos à bille, feutres, rollers, crayons, de chemises à élastique, de blocs de Post-it colorés, d’une lampe et d’un téléphone. Derrière lui, une fenêtre constituée de six vitres plus hautes que larges, trois grandes et trois petites au-dessus. Servaz aperçut les arbres des deux cours de récréation au travers, celle des lycéens et celle des étudiants de prépa, les bois et les terrains de sport balayés par la pluie au-delà. Trois étagères blanches couraient sur toute la longueur du mur de droite, supportant livres et classeurs. À gauche de la fenêtre, dans l’angle, un ordinateur massif comme on n’en fabriquait plus depuis longtemps. Enfin, sur la totalité du mur de gauche, des dizaines de dessins et de reproductions d’œuvres d’art, épinglés sans solution de continuité, se chevauchant parfois, formant comme une peau squameuse et bigarrée. Il reconnut la plupart d’entre elles.
Il balaya lentement la pièce des yeux. Contourna le bureau et s’assit dans le fauteuil.
Que cherchait-il ? D’abord à comprendre celle qui avait vécu et travaillé ici. Même un bureau est un miroir de la personnalité de son occupant. Que voyait-il ? De fait, une femme qui aimait s’entourer de beauté. Elle avait aussi choisi le bureau ayant le meilleur point de vue sur les bois et sur les terrains de sport. Pour s’imprégner d’une autre sorte de beauté ?
La beauté sera convulsive ou ne sera pas.
La phrase était écrite en grosses lettres sur le mur, au milieu des reproductions et des tableaux. Servaz en connaissait l’auteur. André Breton. Qu’est-ce que Claire avait vu dans cette phrase ? Il se leva et s’approcha des livres du mur opposé. Littératures de l’Antiquité (terrain connu), auteurs contemporains, du théâtre, de la poésie, des dictionnaires — et un tas de bouquins sur l’histoire de l’art : Vasari. Vitruve. Gombrich, Panofsky, Winckelmann…
Tout à coup, il pensa aux lectures de son père. Si semblables à celles de Claire…
Un coin de métal enfoncé au niveau du cœur. Pas assez profond pour tuer mais assez pour faire mal… Pendant combien de temps un fils doit-il traîner l’ombre d’un père mort attachée à ses pas ? Son regard était posé sur les tranches des livres, mais il regardait bien au-delà. Dans sa jeunesse, il avait cru s’en être débarrassé ; il avait cru que ce genre de souvenir s’atténuerait avec le temps et finirait par devenir d’une parfaite innocuité. Comme tous les autres. Mais, petit à petit, il s’était rendu compte que l’ombre était toujours là. Attendant qu’il tournât la tête. Elle avait l’éternité pour elle, contrairement à lui. Et elle disait clairement : Je ne te lâcherai jamais.
Il avait pris conscience qu’on peut se débarrasser du souvenir d’une femme qu’on a aimée, d’un ami qui vous a trahi, mais pas d’un père qui s’est suicidé et qui vous a choisi, vous, pour trouver son cadavre.
Servaz revit, pour la millième fois, la lumière rasante du soir qui entrait par la fenêtre du bureau et caressait les reliures des livres, comme dans un film de Bergman, la poussière qui flottait dans l’air ambiant. Il entendit la musique : Mahler. Vit son père mort, assis dans son fauteuil, la bouche ouverte, une écume blanche lui coulant sur le menton. Poison … Comme Sénèque, comme Socrate. C’était son père qui lui avait donné le goût de cette musique et de ces auteurs, du temps où il était encore un professeur sobre et apprécié de ses élèves. Son père avait survécu à la mort de sa mère — plus exactement : au viol et au meurtre de sa mère, là, sous ses yeux … Il avait survécu pendant dix ans d’une lente descente aux enfers, dix ans à se punir de n’avoir rien pu faire alors qu’il était ligoté sur une chaise et qu’il les suppliait d’arrêter, ces deux loups affamés qui avaient débarqué chez eux un soir de juillet… Et puis, un beau jour, son père avait décidé d’en finir. Vraiment. Pas un lent suicide d’ivrogne, cette fois : le point final, à l'antique… poison… Son père qui avait fait en sorte que ce soit son fils qui le découvre. Pourquoi ? Servaz n’avait jamais trouvé la réponse satisfaisante à cette question. Mais, quelques semaines après avoir découvert le corps, il avait arrêté ses études et passé les concours de la police. Il se secoua. Concentre-toi ! Qu’est-ce que tu cherches, ici ? Concentre-toi, merde ! Il commençait à entrevoir une partie de la personnalité de Claire Diemar. Quelqu’un qui vivait seul, mais sans doute pas solitaire, quelqu’un épris de beauté, élitiste, original et un peu bohème. Une artiste frustrée, qui s’était rabattue sur l’enseignement.
Читать дальше