— Laissez-les partir.
Brutus a trouvé une rue tranquille, probablement quelque part dans le Bronx, mais je n'en suis pas sûr. Le Blanc qui respirait encore est descendu tout seul. Brutus a débarqué le chauffeur et le type mort comme deux sacs d'ordures. Nous nous sommes remis en route. Pendant quelques minutes, personne n'a parlé.
Tyrese a noué les mains derrière sa tête et s'est enfoncé dans le siège.
— On a bien fait de rester dans les parages, hein, Doc?
J'ai répondu d'un hochement de tête: ça devait être pour le moins la litote du millénaire.
Les vieux dossiers d'autopsie étaient conservés dans un garde-meuble à Layton, New Jersey, pas loin de la frontière de la Pennsylvanie. L'agent fédéral Nick Carlson s'y est rendu tout seul. Il n'aimait pas beaucoup les entrepôts. Ça lui donnait la chair de poule. Ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pas de gardien, une caméra de surveillance en toc à l'entrée… Dieu sait ce qui était stocké dans ces hangars en béton. Carlson était au courant: bon nombre d'entre eux étaient bourrés de drogue, d'argent et d'articles de contrebande. Ça ne le gênait pas plus que ça. Mais il se souvenait d'un industriel du pétrole qui avait été kidnappé et enfermé dans un de ces containers. L'homme était mort asphyxié. Carlson avait été là quand on l'avait découvert. Depuis, il imaginait des gens, vivants, ici même, des gens qui auraient disparu sans raison et qui, enchaînés dans le noir à quelques mètres de lui, luttaient pour se débarrasser de leur bâillon.
Ceux qui affirment que le monde est malade ne se doutent pas de l'ampleur des dégâts.
Timothy Harper, le médecin légiste du comté, est sorti d'un box avec une grande enveloppe en papier kraft entourée d'une ficelle. Il a remis à Carlson le dossier d'autopsie au nom d'Elizabeth Beck.
— Il me faut une signature, a réclamé Harper.
Carlson a signé.
— Beck ne vous a pas dit pourquoi il voulait le voir? a-t-il interrogé.
— Il a invoqué son deuil et le fait que l'affaire était classée, mais à part ça…
Harper a haussé les épaules.
— Vous a-t-il posé d'autres questions sur ce dossier?
— Rien qui m'ait particulièrement marqué.
— Et parmi ce qui ne vous a pas marqué?
Harper a réfléchi un instant.
— Il m'a demandé si je me rappelais qui avait identifié le corps.
— Et alors, vous vous en êtes souvenu?
— Au début, non.
— Qui l'a identifié?
— Son père. Puis il m'a demandé combien de temps ça avait pris.
— Quoi?
— L'identification.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus, je n'ai pas compris. Il voulait savoir si son père l'avait identifié immédiatement ou s'il avait mis quelques minutes.
— Pourquoi cette question?
— Aucune idée.
Carlson s'est efforcé de trouver une logique là-dedans, sans grand résultat.
— Que lui avez-vous répondu?
— La vérité, tout simplement. Que je ne savais plus. Qu'il avait dû faire ça en un temps normal, autrement je m'en serais souvenu.
— Autre chose?
— Pas vraiment, non. Écoutez, si on a fini, j'ai deux gamins qui m'attendent: ils ont jeté leur Civic contre un poteau télégraphique.
Carlson a serré le dossier qu'il avait dans la main.
— Oui, a-t-il dit, on a fini. Et si jamais j'ai besoin de vous joindre?
— Je serai à mon bureau.
PETER FLANNERY, AVOCAT À LA COUR figurait en lettres d'or passé sur la vitre granuleuse de la porte. Il y avait un trou dans le verre de la taille d'un poing. Quelqu'un l'avait bouché avec du gros scotch gris. Le scotch avait l'air vieux.
J'ai enfoncé la casquette sur mes yeux. J'étais perclus de douleur après ce que j'avais enduré entre les mains de l'Asiatique. Nous avions entendu mon nom sur 1010 WINS, la radio qui vous fait faire le tour du monde en vingt-deux minutes. J'étais officiellement recherché.
Il y a des choses pour lesquelles on a du mal à percuter. J'étais dans un énorme pétrin, et pourtant tout me paraissait lointain, comme si ça arrivait à quelqu'un que je connaissais vaguement. Je, moi, le type qui était là s'en battait l'œil. Mon seul et unique souci était de retrouver Elizabeth. Le reste, c'était secondaire.
Tyrese m'accompagnait. Cinq ou six personnes étaient éparpillées dans la salle d'attente. Deux portaient des minerves. Une troisième était venue avec un oiseau en cage. Allez savoir pourquoi. On ne nous a pas accordé la moindre attention; visiblement, après avoir soupesé l'effort que cet acte exigeait et les éventuels bénéfices, les gens avaient décidé que cela n'en valait pas la peine.
La réceptionniste, affublée d'une perruque immonde, nous a regardés comme si on venait d'être éjectés par le vide-ordures.
J'ai demandé à voir Peter Flannery.
— Il est avec un client.
Elle n'a pas fait claquer son chewing-gum, mais presque.
Alors Tyrese est entré en scène. Tel un prestidigitateur doué d'un fameux tour de main, il a fait surgir une liasse de billets plus grosse que mon poignet.
— Dites-lui qu'on lui offre une provision.
Et, avec un grand sourire:
— Y en aura pour vous aussi, si on peut le voir tout de suite.
Deux minutes plus tard, nous étions introduits dans le saint des saints de Me Flannery. Son bureau sentait le cigare et le dépoussiérant. Des meubles en kit, teints dans une couleur foncée pour imiter le chêne massif et l'acajou, faisaient à peu près autant illusion qu'une moumoute made in Las Vegas. Il n'y avait pas de diplômes sur les murs, à part ces papelards bidon qu'on affiche pour impressionner les plus impressionnables. L'un d'eux était un certificat de membre de la « Confrérie internationale du tastevin ». Un autre attestait avec moult fioritures de la participation de Flannery au « Congrès juridique de Long Island » en 1996. Vous parlez d'un honneur. Sur des photos décolorées par le soleil, on le voyait, plus jeune, avec soit des célébrités, soit des hommes politiques, mais que je n'ai pas reconnus. L'incontournable photo de golf dans un cadre plaqué bois trônait en majesté derrière le bureau.
— Je vous en prie, a dit Flannery avec un grand geste. Prenez place, messieurs.
Je me suis assis. Tyrese, resté debout, a croisé les bras et s'est adossé au mur du fond.
— Alors, a commencé Flannery en étirant le mot comme une chique, que puis-je pour vous?
Peter Flannery avait le physique d'un sportif qui se serait laissé aller. Ses boucles autrefois dorées s'étaient raréfiées. Ses traits étaient mous. Il portait un costume trois-pièces en rayonne — je n'en avais pas vu depuis un moment déjà — avec, sur le gilet, une montre de poche attachée à une chaîne plaquée or.
— J'ai des questions à vous poser sur une ancienne affaire, ai-je répondu.
Son regard, qu'il a maintenant dardé sur moi, avait gardé la transparence bleu acier de sa jeunesse. Sur le bureau, j'ai repéré une photo de Flannery avec une femme boulotte et une fille d'environ quatorze ans, manifestement en pleine crise d'adolescence. Tous trois souriaient, mais on sentait une tension, aussi, comme s'ils se préparaient à recevoir un coup.
— Une ancienne affaire? a-t-il répété.
— Ma femme est venue vous voir il y a huit ans. J'ai besoin de savoir pourquoi.
Flannery a jeté un coup d'œil en direction de Tyrese. Les bras toujours croisés, ce dernier ne lui montrait que ses lunettes noires.
— Je ne comprends pas. S'agit-il d'un divorce?
— Non.
— Dans ce cas…
Levant les mains, il a haussé les épaules, l'air de dire: j'aimerais vous aider, mais…
— Un avocat doit la discrétion à ses clients. Je ne vois pas ce que je peux faire pour vous.
Читать дальше