— Vous fumez du crack, Tyrese? ai-je demandé.
— J'ai fumé. À seize ans, j'étais déjà accro.
— Comment vous avez fait pour arrêter?
Tyrese a souri.
— Vous voyez Brutus, là?
— Il est difficile de le rater.
— J'ai promis de lui verser mille dollars par semaine de décroche. Il est venu habiter chez moi.
J'ai hoché la tête. Ça m'avait l'air nettement plus efficace qu'une semaine chez Betty Ford.
Brutus a ouvert une porte. La pièce, sans être vraiment aménagée, était au moins pourvue de tables et de chaises, et même de lampes et d'un réfrigérateur. J'ai remarqué un générateur portatif dans un coin.
Tyrese et moi sommes entrés. Brutus, resté dans le couloir, a refermé la porte. Nous nous sommes retrouvés seuls.
— Bienvenue dans mon bureau.
— Brutus, il vous aide toujours à rester clean?
Tyrese a secoué la tête.
— Nan, c'est TJ qui le fait maintenant. Vous voyez c'que j'veux dire?
Je voyais.
— Et ça ne vous pose pas de problèmes, ce que vous faites ici?
— J'ai des tas de problèmes, Doc.
Tyrese s'est assis et m'a invité à faire de même. Ses yeux ont brillé, et je n'ai pas aimé ce que j'ai lu dans son regard.
— J'suis pas un gentil, moi.
Ne sachant que répondre à cela, j'ai changé de sujet.
— Il faut que je sois à cinq heures à Washington Square Park.
Il s'est calé sur sa chaise.
— Expliquez-moi un peu.
— C'est une longue histoire.
Tyrese a sorti une lame émoussée et s'est mis à se curer les ongles.
— Mon gosse est malade, je vais voir un spécialiste, non?
J'ai acquiescé de la tête.
— Vous avez des ennuis avec la justice, vous devez faire pareil.
— J'aime bien l'analogie.
— Vous êtes dans une drôle de galère, Doc.
Il a écarté les bras.
— Et la galère, ça me connaît. Vous trouverez pas de meilleur guide touristique que moi.
Alors je lui ai tout raconté. Presque tout. Il a écouté en hochant la tête; à mon avis, il ne m'a pas cru quand j'ai dit que je n'avais rien à voir avec les meurtres. Je pense surtout qu'il s'enfichait.
— OK, a-t-il fait quand j'ai eu terminé. On va vous préparer. Ensuite, y a autre chose dont je voudrais vous causer.
— Quoi?
Sans répondre, Tyrese s'est approché d'une sorte de casier métallique dans un coin, l'a ouvert avec une clé, a regardé à l'intérieur et en a sorti un pistolet.
— Glock, chéri, Glock, a-t-il plaisanté en me le tendant.
Je me suis raidi. Une vision fugitive de noir et de sang m'a traversé l'esprit; je n'ai pas cherché à la retenir. C'était il y a longtemps. J'ai pris l'arme avec deux doigts, comme si elle pouvait me brûler.
— Le flingue des champions, a-t-il ajouté.
J'allais refuser, mais c'aurait été une sottise. J'étais déjà sous le coup de la loi pour deux meurtres, agression d'un agent de police, délit de fuite et un truc du genre entrave à la bonne marche de la justice. Ça, plus le port d'armes illicite… je n'en étais pas à une condamnation près.
— Il est chargé, a prévenu Tyrese.
— Y a-t-il une sécurité quelque part?
— Plus maintenant.
— Ah bon.
Lentement, j'ai tourné et retourné le pistolet dans ma main, repensant à la dernière fois que ça m'était arrivé. C'était une sensation agréable, en raison du poids, sans doute. J'aimais bien la texture, le froid de l'acier, l'aisance avec laquelle il s'adaptait aux contours de ma paume. Et le fait d'aimer ça me contrariait beaucoup.
— Prenez aussi ce truc-là.
Il m'a donné un objet ressemblant à un téléphone mobile.
— C'est quoi?
Tyrese a froncé les sourcils.
— À votre avis? C'est un portable. Mais avec un numéro volé. Comme ça, on ne pourra pas vous repérer.
J'ai hoché la tête, me sentant très en dehors de mon élément.
— Y a une salle de bains derrière cette porte, a indiqué Tyrese en me la désignant d'un geste. Pas de douche, mais une baignoire. Allez vous décrotter le cul. Je vais vous chercher des habits propres. Puis Brutus et moi, on vous conduira à Washington Square.
— Vous aviez dit que vous vouliez me parler d'autre chose.
— Quand vous vous serez changé.
Eric Wu regardait fixement l'arbre aux branches étendues. Le menton légèrement levé, le visage serein.
— Eric?
C'était la voix de Larry Gandle.
Wu ne s'est pas retourné.
— Tu sais comment il s'appelle, cet arbre? a-t-il lancé.
— Non.
— L'orme du Bourreau.
— Charmant.
Wu a souri.
— D'après certains historiens, ce parc a servi au XVIII esiècle pour les exécutions publiques.
— Super, Eric.
— Ouais.
Deux hommes, torse nu, sont passés à toute vitesse en rollers. Un haut-parleur était en train de diffuser la musique du Jefferson Airplane. Washington Square Park — ainsi nommé, naturellement, en l'honneur de George Washington — faisait partie de ces lieux qui continuaient à se raccrocher contre vents et marée aux années soixante. Il y avait toujours des protestataires de quelque espèce, mais ils ressemblaient davantage aux acteurs d'une évocation nostalgique qu'à de véritables révolutionnaires. Les saltimbanques occupaient la scène avec un peu trop de finesse. Le folklore des SDF paraissait tant soit peu surfait.
— Tu es sûr que la zone est bouclée? a demandé Gandle.
Toujours face à l'arbre, Wu a hoché la tête.
— Six hommes. Plus deux dans la camionnette.
Gandle a regardé derrière lui. La camionnette était blanche, avec l'enseigne aimantée Peintures B&T , un numéro de téléphone et un joli logo avec un bonhomme style personnage de Monopoly tenant une échelle et un pinceau. Si on leur demandait de décrire la camionnette, les témoins se souviendraient, dans le meilleur des cas, du nom de l'entreprise et peut-être du numéro de téléphone.
L'un et l'autre étaient fictifs.
La camionnette était garée en double file. À Manhattan, un véhicule professionnel bien garé était plus apte à éveiller des soupçons. Ce qui n'empêchait pas ses occupants d'ouvrir l'œil. Si jamais un agent de police s'approchait, ils repartiraient et iraient sur le parking de Lafayette Street. Là, ils changeraient les plaques d'immatriculation et les enseignes aimantées. Puis ils reviendraient.
— Tu devrais retourner à la camionnette, a conseillé Wu.
— Beck a une chance d'y arriver, à ton avis?
— J'en doute.
— Je pensais que son arrestation allait la faire sortir, a dit Gandle. Je n'avais pas prévu qu'ils se fixeraient un rencard.
Un de leurs indics — l'homme aux cheveux bouclés qui s'était trouvé chez Kinko en jogging la veille au soir — avait vu le message s'afficher sur l'écran de l'ordinateur. Mais le temps de le leur faire parvenir, Wu avait déjà planqué les pièces à conviction au domicile de Beck.
Tant pis. Ils se débrouilleraient.
— Il faut qu'on les chope tous les deux, mais la priorité, c'est elle, a repris Gandle. Au pire, on les tue. Le mieux serait de les avoir vivants. Pour tirer les choses au clair.
Wu n'a pas répondu. Il continuait à fixer l'arbre.
— Eric?
— Ma mère, on l'a pendue à un arbre comme celui-ci, a lâché Wu.
Ne sachant trop comment réagir, Gandle a opté pour:
— Je suis désolé.
— Ils la prenaient pour une espionne. Six hommes l'ont déshabillée. Ils avaient un fouet et l'ont battue pendant des heures. Partout. Même son visage a été complètement arraché. Elle est restée tout le temps consciente. Elle n'arrêtait pas de hurler. Elle a mis très longtemps à mourir.
— Nom de Dieu, a soufflé Gandle.
Читать дальше