— Je ne sais pas exactement. À mon avis, la mise en liberté ne sera pas un problème en soi. Vous n'avez pas de casier judiciaire. Vous êtes un citoyen respectable, avec des racines, des attaches. Vous devrez probablement rendre votre passeport…
— Ça va être long?
— Qu'est-ce qui va être long, Beck? Je ne comprends pas.
— La procédure, avant que je sorte.
— Je tâcherai de pousser à la roue, OK? Mais même s'ils font vite — et ce n'est pas dit —, ils seront obligés d'envoyer vos empreintes digitales à Albany. C'est le règlement. Avec un peu de chance — non: beaucoup de chance —, la mise en examen sera prononcée d'ici minuit.
Minuit?
L'angoisse m'a enserré la poitrine comme un bandeau d'acier. Aller en prison signifiait manquer le rendez-vous de Washington Square Park. Mon lien avec Elizabeth était tellement fragile, des fils de verre vénitien. Si je n'étais pas à Washington Square à cinq heures…
— Pas question, ai-je dit.
— Quoi?
— Il faut les retenir, Hester. Qu'ils m'arrêtent demain.
— Vous voulez rire? Je parie qu'ils sont déjà là, en train de vous surveiller.
J'ai passé la tête par la porte. De là où j'étais, on ne voyait qu'une partie de la réception, le coin droit du comptoir, mais ça m'a suffi.
Il y avait deux flics, peut-être plus.
— Nom de Dieu, ai-je grogné, me repliant dans la pièce.
— Beck?
— Je ne peux pas aller en taule. Pas aujourd'hui.
— Ne me lâchez pas, Beck. Restez où vous êtes, OK? Ne bougez pas, ne parlez pas, ne faites rien. Attendez dans votre bureau. J'arrive.
Et elle a coupé la communication.
Rebecca était morte, et ils pensaient que c'était moi qui l'avais tuée. Ridicule, bien sûr, mais il devait y avoir un lien. Je suis allé la voir hier pour la première fois depuis huit ans. Et le soir même, elle a trouvé la mort.
Que diable se passait-il, à la fin?
J'ai rouvert la porte et risqué un œil dehors. Les flics me tournaient le dos. Je me suis glissé dans le couloir. Il y avait une sortie de secours derrière. Je pouvais filer par là. Et me rendre à Washington Square Park.
Était-ce bien réel, tout ça? Étais-je en train de fuir la police?
Je n'en savais rien. Mais arrivé à la porte, je me suis hasardé à regarder en arrière. L'un des flics m'a repéré. Il a pointé le doigt puis s'est hâté dans ma direction.
J'ai poussé la porte et pris mes jambes à mon cou.
J'avais peine à le croire. J'étais en cavale.
La porte a claqué, et je me suis retrouvé dans une rue sombre juste derrière la clinique. Une rue que je ne connaissais pas. Ça peut paraître bizarre, mais ce quartier-là n'était pas le mien. Je venais, je travaillais, je repartais. Tel un vieux hibou, je restais enfermé entre quatre murs, sans fenêtres, souffrant du manque de lumière. Une rue parallèle à mon lieu de travail, et j'étais complètement perdu.
Spontanément, j'ai pris à droite. Derrière moi, j'ai entendu la porte s'ouvrir à la volée.
— Arrêtez-vous! Police!
Ils ont vraiment crié ça. Je n'ai pas bronché. Allaient-ils tirer? J'en doutais. Avec toutes les conséquences qu'il y avait à tirer sur un homme désarmé en pleine fuite… Ce n'était pas impossible — dans ce quartier, en tout cas —, mais c'était peu probable.
Il n'y avait pas grand monde dans la rue; les rares passants ne m'accordaient qu'une attention furtive. Je continuais à courir. Le monde défilait en un éclair. J'ai croisé un individu patibulaire avec un rottweiler patibulaire. Des vieillards assis dans un coin se plaignaient de leur journée. Les femmes étaient chargées de sacs. Des gamins qui normalement auraient dû être en classe s'adossaient à tout ce qu'ils trouvaient; plus cool, tu meurs.
Et moi, je fuyais pour échapper à la police.
Ça, mon esprit avait du mal à l'assimiler. J'avais des fourmillements dans les jambes, mais l'image d'Elizabeth face à la caméra m'aiguillonnait, me poussait en avant.
Je respirais trop vite.
On nous parle de l'adrénaline, comment elle nous regonfle et nous donne une force peu commune, seulement, il y a un revers. La sensation est grisante, incontrôlable. Elle aiguise les sens jusqu'à la paralysie. Il faut canaliser l'énergie, sans quoi elle risque de vous étouffer.
J'ai plongé dans une allée — c'est ce qu'on voit toujours faire à la télé — mais elle aboutissait à une impasse, encombrée des bennes à ordures les plus nauséabondes de la planète. La puanteur m'a fait renâcler comme un cheval. À une époque, peut-être du temps où LaGuardia était maire, ces bennes avaient dû être vertes. Aujourd'hui, il ne restait que de la rouille. Par endroits, elle avait rongé le métal, facilitant le passage aux rats qui en giclaient comme les eaux sales d'un égout.
J'ai cherché une issue, une porte, quelque chose; il n'y avait rien. Pas la moindre sortie de secours. J'ai pensé briser une fenêtre, mais celles du bas étaient garnies de barreaux.
Seule solution: rebrousser chemin — et de me faire cueillir par la police.
J'étais pris au piège.
J'ai regardé à droite, à gauche, puis, curieusement, vers le haut.
Les escaliers d'incendie. Il y en avait plusieurs au-dessus de ma tête. Toujours branché sur la pompe à adrénaline, j'ai sauté de toutes mes forces, les mains tendues, et je suis retombé sur le derrière. J'ai recommencé. Sans plus de résultat. Les échelles étaient beaucoup trop hautes.
Que faire?
Peut-être, si j'arrivais à rapprocher une benne, à grimper dessus et sauter de nouveau… Mais les couvercles étaient complètement pourris. Et même si je pouvais prendre appui sur le tas d'ordures, ce serait encore trop bas.
J'ai inspiré et essayé de réfléchir. La puanteur devenait insupportable; elle s'engouffrait dans mon nez et semblait s'y loger. J'ai reculé vers l'entrée de l'allée.
Une radio qui grésille. Genre radio de la police.
Je me suis plaqué au mur et j'ai tendu l'oreille.
Me cacher. Vite.
Le grésillement s'intensifiait. J'ai entendu des voix. Les flics se rapprochaient. J'étais totalement à leur merci.
Un hurlement de sirènes a déchiré l'air immobile.
Des sirènes pour moi.
Des pas. Venant dans ma direction. Il n'y avait qu'un seul endroit où se cacher.
J'ai rapidement choisi la benne la moins pestilentielle et, fermant les yeux, j'ai plongé dedans.
Du lait qui a tourné. Tourné depuis très longtemps. Ç'a été la première odeur qui m'a accueilli. Mais ce n'était pas la seule. Ça ressemblait à du vomi, ou pire. J'étais assis dedans. C'était mouillé et putride. Gluant. Ma gorge a décidé de réagir par un réflexe nauséeux. J'ai eu un haut-le-cœur.
J'ai entendu courir devant l'entrée de l'allée. Je me suis recroquevillé.
Un rat a escaladé ma jambe.
J'ai failli hurler, mais quelque chose dans mon subconscient a empêché ma voix de sortir. C'était totalement surréaliste. J'ai retenu mon souffle. Mais ça n'a pas duré. J'ai essayé de respirer par la bouche et ai à nouveau été pris de nausée. J'ai pressé ma chemise contre mon nez et ma bouche. C'était à peine mieux.
Le grésillement s'était tu. Les pas itou. Avais-je réussi à les semer? Si oui, pas pour longtemps. D'autres sirènes s'étaient jointes au concert, un véritable tintamarre. Les flics avaient reçu du renfort. Ils ne tarderaient pas à revenir. À inspecter l'allée. Que se passerait-il alors?
J'ai agrippé le bord de la benne pour me hisser dehors. La rouille m'a entamé la paume. J'ai porté la main à ma bouche. Ça saignait. Le pédiatre en moi m'a instantanément mis en garde contre les dangers du tétanos, sauf que le tétanos était le cadet de mes soucis.
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