Le diagnostic de maltraitance ne me posait pas de problème. En tout cas, pas à première vue.
Mais quelque chose dans le plaidoyer de Tyrese m'avait mis la puce à l'oreille. Non pas que je le pense innocent. Je suis, comme tout le monde, enclin à juger sur les apparences — ou, pour employer une expression plus actuelle, le profil racial. On le fait tous. Si vous traversez la rue pour éviter une bande d'adolescents noirs, c'est du profilage racial; si vous ne traversez pas de peur de passer pour un raciste, c'est du profilage racial; si vous croisez la bande et qu'elle ne vous inspire aucune réaction, c'est que vous venez d'une planète où je n'ai jamais mis les pieds.
Ce qui m'a fait réfléchir, là, c'est le manichéisme pur. J'avais vu un cas étrangement similaire lors d'un récent remplacement dans la banlieue résidentielle de Short Hills. Un couple de Blancs, tous deux impeccablement vêtus et propriétaires d'une Range Rover bien équipée, étaient arrivés aux urgences avec leur fille de six mois. L'enfant, qui était leur troisième, présentait les mêmes symptômes que TJ.
Personne n'avait mis de menottes au père.
Je me suis donc approché de Tyrese. Qui m'a décoché le regard ghetto. Si, dans la rue, ça m'impressionnait, ici on aurait cru le grand méchant loup soufflant sur la maison en briques.
— Votre fils est né dans cet hôpital? ai-je demandé.
Tyrese n'a pas répondu.
— Votre fils est né ici, oui ou non?
Il s'est calmé suffisamment pour dire:
— Ouais.
— Est-il circoncis?
Le regard ghetto était de retour.
— Vous êtes un genre de pédé ou quoi?
— Pourquoi, il y en a plusieurs? ai-je reparti. Alors, a-t-il été circoncis ici, oui ou non?
À contrecœur, Tyrese a acquiescé:
— Ouais.
J'ai trouvé le numéro de sécurité sociale de TJ et l'ai entré dans l'ordinateur. Son dossier est sorti. J'ai vérifié sous la rubrique « Circoncision ». Rien à signaler. Zut. Soudain j'ai vu une autre note. Ce n'était pas la première fois que TJ était hospitalisé. À l'âge de deux semaines, son père l'avait amené parce qu'il saignait du cordon ombilical.
Bizarre.
On a alors procédé à des analyses de sang, même si la police a tenu à garder Tyrese sous surveillance. Tyrese n'a pas protesté. Il voulait juste que les analyses soient faites. J'ai essayé d'accélérer les choses, mais je suis comme tout le monde, je n'ai aucun pouvoir face à la bureaucratie. Néanmoins, le labo a pu établir à partir des prélèvements sanguins que la durée de vie partielle de la thromboplastine était prolongée, alors que la durée de vie de la prothrombine et la numération plaquettaire étaient toutes les deux normales. Oui, je sais, mais attendez un peu.
Le meilleur — et le pire — se trouvait confirmé. L'enfant n'avait pas été maltraité par son père au look ghetto. Les hémorragies rétiniennes avaient été causées par l'hémophilie. Par ailleurs, elles l'avaient rendu aveugle.
En soupirant, les gardes ont ôté les menottes à Tyrese et sont repartis sans un mot. Tyrese s'est frotté les poignets. Personne ne s'est excusé, n'a eu une parole de réconfort pour cet homme qu'on avait accusé à tort de maltraiter son petit garçon, désormais aveugle.
Imaginez ça dans une banlieue huppée.
De ce jour, TJ a été mon patient.
Là, dans sa chambre d'hôpital, j'ai caressé la tête du gamin et l'ai regardé dans ses yeux qui ne voyaient pas. Normalement, les mômes sont très impressionnés par moi; ils me considèrent avec un grisant mélange de crainte et de vénération. Mes confrères pensent qu'au fond d'eux-mêmes les enfants comprennent mieux ce qui leur arrive que les adultes. À mon avis, l'explication est plus simple. Pour un enfant, ses parents sont à la fois intrépides et tout-puissants… or, voilà que ces mêmes parents me regardent, moi, le docteur, avec un recueillement craintif réservé d'ordinaire à l'extase religieuse.
Que pourrait-il y avoir de plus effrayant pour un môme?
Quelques minutes plus tard, les yeux de TJ se sont fermés. Il a fini par s'endormir.
— Il s'est cogné au montant de la porte, a expliqué Tyrese. C'est tout. Il est aveugle. Ça risque d'arriver souvent, non?
— On va le garder pour la nuit. Mais il n'y a pas de problème.
— Comment ça?
Tyrese m'a regardé.
— Comment peut-il ne pas y avoir de problème alors qu'il n'arrête pas de saigner?
Je n'ai pas su quoi lui répondre.
— Faut que je le sorte de là.
Il ne parlait pas de l'hôpital.
Tyrese a fouillé dans sa poche et commencé à aligner les billets. Mais je n'étais pas d'humeur. J'ai levé la main:
— Je repasserai plus tard.
— Merci d'être venu, Doc. C'est gentil à vous.
J'allais lui faire remarquer que j'étais venu pour son fils, pas pour lui, mais j'ai préféré me taire.
Prudence, songeait Carlson, sentant son pouls s'emballer. Sois très, très prudent.
Tous les quatre — Carlson, Stone, Krinsky et Dimonte — étaient assis autour d'une table de réunion avec le substitut du procureur Lance Fein. Fein, une fouine ambitieuse avec des sourcils qui bougeaient constamment et un visage tellement cireux qu'il semblait devoir fondre en cas de chaleur intense, arborait sa tête des grands jours.
— On va lui faire sa fête, a déclaré Dimonte.
— Encore une fois, a dit Lance Fein, mettez-moi tout ça bout à bout pour qu'on l'expédie directement à l'ombre.
Dimonte a hoché la tête à l'adresse de son collègue.
— Vas-y, Krinsky. Fais-moi jouir.
Krinsky a sorti son calepin et s'est mis à lire:
— « Rebecca Schayes a été abattue de deux balles dans la tête, tirées à bout portant d'un pistolet automatique de neuf millimètres. Dans le cadre d'un mandat de perquisition fédéral, un neuf millimètres a été localisé dans le garage du Dr David Beck ».
— Des empreintes sur l'arme? a demandé Fein.
— Aucune. Mais une expertise balistique a confirmé que le neuf millimètres trouvé dans le garage du Dr Beck est bien l'arme du crime.
Souriant, Dimonte a haussé les sourcils.
— Personne d'autre n'a les nichons au garde-à-vous?
Les sourcils de Fein se sont rejoints avant de retomber.
— Continuez, je vous prie.
— Dans le cadre du même mandat fédéral, une paire de gants en latex a été retirée d'une poubelle devant le domicile du Dr David Beck. Des traces de poudre ont été relevées sur le gant droit. Le Dr Beck est droitier.
Dimonte a remonté ses bottes en peau de serpent et déplacé le cure-dent dans sa bouche.
— Oh oui, chéri, plus fort, plus fort! J'aime ça.
Fein a froncé les sourcils. Krinsky, dont le regard ne quittait pas son calepin, s'est humecté un doigt et tourné la page.
— Sur le même gant de latex droit, le labo a trouvé un cheveu dont la couleur correspond exactement à ceux de Rebecca Schayes.
— Oh oui, je sens que ça vient! s'est mis à brailler Dimonte en simulant l'orgasme.
Ou peut-être qu'il ne simulait pas.
— Un test ADN plus probant prendra un peu de temps, a poursuivi Krinsky. Par ailleurs, les empreintes digitales du Dr David Beck ont été relevées sur le lieu de l'assassinat, quoique pas dans la chambre noire où le corps a été découvert.
Krinsky a refermé son calepin. Tous les regards se sont tournés vers Lance Fein.
Il s'est levé, s'est frotté le menton. Sans se compromettre comme Dimonte, tout le monde éprouvait cependant une certaine excitation. Il y avait de l'électricité dans l'air, le genre d'ivresse qui accompagne les grandes affaires criminelles. Avec, à la clé, conférences de presse, interventions d'hommes politiques et photos dans les journaux.
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