— Il faudra, pourtant. Je veux réapprendre le passé. Et qu’on parle aussi de tout le reste, d’accord ? Je veux dire… Sarah, ces quatre années… Je ne veux pas attendre que ma mémoire se décide à me rendre mes souvenirs, il faut que tu me racontes.
— C’est rude, ce que Jeanson a fait, Jullian, tu sais ? C’est… un monstre et…
— Sans doute, mais je dois partager tout ça avec toi, même si c’est douloureux. Tout savoir. Absolument tout, tu m’entends ?
Léane hésita et sortit la lourde clé de la porte du fort qu’elle posa dans la main de son mari. Le métal était si froid qu’il grimaça.
— Regarde-la, manipule-la. Elle sent la mer et le sel et elle a une signification particulière pour toi. Elle est importante, très importante. Essaie de te rappeler.
Il la fit rouler entre ses mains, la renifla. Ferma les yeux. Léane scrutait chaque ridule qui se creusait sur son visage.
— Dis-moi que tu te souviens. Que… tu vois des choses.
— On dirait la clé d’un manoir, ou d’un château.
— Un fort… C’est celle d’un fort.
Il secoua la tête.
— Je suis désolé. Tu m’expliques ?
— Je ne peux pas. Pas encore.
Jullian regarda alors au-dessus de l’épaule de Léane.
— J’ai l’impression que tout le temps où je serai dans cet hôpital, on ne sera pas tranquilles.
Léane se retourna et fut surprise de découvrir Colin à l’entrée de la chambre. Il fit semblant de frapper à la porte.
— Je ne vous dérange pas ?
Elle reprit aussitôt la clé, la mit dans sa poche et se releva, embarrassée. Colin avait suivi le geste, mais il n’avait pas pu voir qu’il s’agissait d’une clé.
— Ça va.
Le flic alla serrer la main de Jullian. Les deux hommes étaient debout, face à face.
— Du neuf au sujet de mon agression ?
— On avance petit à petit. Mais rien de très concret pour le moment. (Il se tourna vers Léane.) Je peux te parler deux minutes ?
Léane embrassa son mari avec tendresse.
— J’ai des trucs à faire cet après-midi, les courses, tout ça… Je reviendrai en fin de journée, d’accord ?
— D’accord…
Lorsqu’elle se retourna, Colin disparaissait dans le couloir. Elle le rejoignit à la machine à café. Il s’était servi un espresso et, pour la première fois, il ne lui proposa pas de boisson. Simple oubli, ou était-ce délibéré ?
— Je voulais te parler de deux choses. D’abord, j’ai étudié le compte en banque de ton mari. J’ai encore découvert une curiosité. Décidément…
Léane n’aimait pas son ton, mais elle n’en dit rien.
— … Le matin de son agression, à 9 h 02, il a atteint le plafond autorisé pour ses retraits : deux mille euros à un distributeur du centre-ville. J’ai pu visionner la bande de vidéosurveillance de la banque, c’était bien lui…
Léane en resta sans voix. Une inconnue de plus dans l’équation.
— … Ensuite, au sujet des empreintes qu’on a relevées hier chez toi… Certaines ne sont ni les tiennes ni celles de Jullian. On ignore de qui il s’agit, le type n’est pas fiché, mais une chose est sûre : elles appartiennent au parasite qui a cambriolé la maison il y a deux mois, les traces papillaires sont les mêmes. Et comme Jullian avait nettoyé parce qu’on avait laissé des marques de poudre un peu partout à l’époque, celles relevées hier sont forcément nouvelles et, donc, liées au fameux jour de l’agression.
Léane glissa une pièce dans l’appareil et récupéra sa boisson. Colin s’écarta pour laisser passer un patient en fauteuil roulant.
— Tu sais pourquoi je l’appelle le parasite ? Parce qu’un parasite profite de son hôte, il vit à ses dépens, à ses crochets, pour ainsi dire. Notre parasite a navigué chez toi comme un pou sur le dos d’un chien. Chambres, cuisine, salle de bains, il ne s’est pas gêné. Dans la voiture, aussi, sur le volant, les poignées intérieures. Il a même bu votre whisky, mangé dans votre réfrigérateur, parcouru vos albums de photos de famille. Ses empreintes étaient vraiment partout.
Léane se laissa choir sur un banc, le gobelet entre les mains. Elle imagina cet inconnu qui s’appropriait sa maison. S’était-il couché dans son lit ? S’était-il roulé dans ses draps, avait-il fouillé dans ses affaires ? S’était-il installé face à la baie vitrée pour contempler la mer comme elle le faisait, avec un verre d’alcool pour se réchauffer ?
— C’est dément.
— Oui, c’est dément, mais ces empreintes m’aident pas mal, elles me permettent de remonter le temps et d’y voir un peu plus clair.
Colin sortit son carnet, se lécha l’index et feuilleta les pages.
— Avec tous les éléments mis bout à bout, j’ai une assez bonne idée du scénario. D’abord, le parasite entre dans la villa il y a deux mois, fin octobre, sans traces d’effraction. Ou il a la clé, ou la porte est ouverte, ce qui n’est pas impossible vu que Jullian buvait beaucoup et ne devait pas forcément penser à verrouiller les issues. Il vole des objets — livres, savons — pour une raison qu’on ignore encore, pendant que Jullian dort à l’étage… En se réveillant, ce dernier signale le cambriolage, fait installer une alarme, change les serrures…
Léane but une gorgée de café, le trouva infecte et le jeta à la poubelle. Mieux valait éviter la caféine, de toute façon, elle comptait s’effondrer dans son lit une fois à la maison et dormir une nuit complète.
— … Environ deux mois plus tard, le parasite revient. Il enlève ton mari. Où ? comment ? mystère, mais hors de la maison, en tout cas. Il l’enferme dans le coffre de son propre 4 × 4 et prend le volant. Dans la nuit de lundi à mardi, le parasite revient à la villa. Il ouvre la porte d’entrée avec la clé qu’il a probablement trouvée sur Jullian… Et là…
— … Il est surpris par l’alarme, comme moi.
— Exactement, car, comme toi, il ne s’était pas douté qu’il y en avait une. L’agent de sécurité débarque, le parasite le baratine, titube, en faisant croire qu’il a picolé. J’ai fait le tour des bars, personne n’a vu Jullian, ce soir-là. C’est donc le parasite qui lui a ouvert en s’étant d’abord généreusement servi de whisky et en simulant une alcoolisation…
Léane s’aperçut que Colin n’avait pas chômé. Il déroulait les faits comme une horloge atomique enchaînait les secondes.
— … On est mardi, 1 heure du matin, pas d’effraction, le parasite a la clé de la porte d’entrée en main, il fait semblant d’être soûl, l’agent n’y voit que du feu et le prend pour le propriétaire des lieux. Il repart. Et voilà, le parasite vient de prendre possession de la maison. Il referme derrière lui, tranquillement, fouille partout… Sûrement dans les affaires de ton mari. Tu as dû t’apercevoir que tous les dossiers rassemblés par Jullian depuis des années avaient disparu ? J’ai remarqué ça hier en relevant les empreintes…
Léane eut un hochement de tête timide. Comme elle aurait pu s’y attendre, Colin n’avait pas seulement relevé des empreintes, il en avait profité pour fureter un peu partout.
— Dans ce cas, pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
— Je… Je suis désolée. Avec tout ce qui s’est passé, je n’y ai pas pensé.
— C’était pourtant important. Si tu ne me racontes pas ce genre de « détail », comment veux-tu que j’avance ?
Il la fixa en silence, écrasa son gobelet et le lança à la poubelle. Léane se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— Bref, entre 1 heure du matin et la fin de la journée, vers les 17 heures ou 18 heures, le parasite est comme chez lui. Ce qui se passe durant ce laps de temps, je l’ignore, mais on connaît la suite : il abandonne Jullian sur la digue et disparaît dans la nature…
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