Ils arrivèrent sur le parking presque désert de l’IML. Un vent polaire les cueillit lorsqu’ils sortirent. Ehre vint leur ouvrir à l’accueil.
— On ne se quitte plus, dites donc. Il était temps, dans cinq minutes, je partais sous les cocotiers jusqu’à l’année prochaine. Vacances.
— Je suis en vacances officiellement ce soir. Et Vadim aussi.
Vadim haussa les épaules.
— Ouais, on est tous en vacances. Sauf que nous, demain, on sera pas sous les cocotiers. Mais les noix de coco, on les aura profond là où tu sais.
La légiste éclata de rire et, à la demande de Vic, ils descendirent à la morgue. Un néon crépita dans le silence, une lumière d’un blanc laiteux leur agressa les rétines et fit luire l’acier des tiroirs alignés sur plusieurs rangées.
— C’est Delpierre que j’ai besoin de voir.
La légiste acquiesça, puis se dirigea vers l’un des caissons. Elle tira d’un coup sec, le chariot jaillit des ténèbres comme une langue diabolique. Un sac noir apparut. Vadim se grattait le crâne, il essayait de résoudre l’énigme. Vic ouvrit la fermeture Éclair et dévoila le visage à moitié arraché du bourreau.
— Salut, Docteur Watson.
De sa poche, il sortit le sachet à scellés qui contenait le téléphone portable à l’écran brisé. La batterie et la carte SIM avaient été ôtées, pour des raisons de procédure. Morel fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fais avec le portable de Rose ? Merde, Vic, c’est une pièce à conviction, t’as pas le droit de…
— On l’a trouvé au pied du siège passager de la Ford, avec le fric et le Beretta. Mais qui a dit que c’était le sien ?
Les yeux de Morel se mirent à briller.
— Putain ! Ce serait celui de…
— On s’est plantés. Félix Delpierre conduisait dans l’urgence, ce soir-là. Peut-être qu’il recevait et envoyait des messages en même temps, il gardait ce second téléphone à portée de main. Quand il est sorti mettre de l’essence, il l’a naturellement laissé sur le siège à côté de lui.
— Et nous, après l’accident, on l’a ramassé avec le fric et le Beretta, on a cru qu’il appartenait à Rose, on n’y a plus prêté attention…
— Quand Delpierre a envoyé son curieux SMS avec son portable officiel, il savait qu’on avait en notre possession son portable fantôme, puisqu’on avait sa voiture. Il nous adressait directement ce message, il savait qu’on allait finir par le retrouver.
Vic craqua le sachet par le bas, face à un Morel dépité.
— C’est pas les sacs à scellés qui manquent. Et t’inquiète pas, je vais pas toucher à la SIM.
Pour respecter la procédure, il fallait éviter les relocalisations, la destruction de données, d’où l’interdiction de réactiver la carte SIM en dehors d’un laboratoire de police scientifique. Vic se contenta de positionner la batterie dans son compartiment et alluma le téléphone, qui était verrouillé.
— C’est un appareil dernier cri. Identification par empreinte digitale…
Puis il s’empara de la main du cadavre, força un peu pour la décoller du corps, saisit le pouce et l’appuya sur l’écran.
Le téléphone se déverrouilla et afficha des données illisibles à cause de l’écran en miettes. Vic tourna un regard satisfait vers son collègue.
— Docteur Watson vient de nous ouvrir les portes de sa maison. Là-dessus se trouve le message qu’il a reçu au moment où il s’apprêtait à tuer Apolline, et qui a tout déclenché. Y a plus qu’à.
Si elle ne sortait pas de la maison de Giordano à l’instant, elle était fichue.
Les flics avançaient dans l’allée. Ils allaient voir les traces de pas, faire le tour de la propriété, entrer de la même façon qu’elle.
Léane ne réfléchit plus, elle dévala les marches et se rua dans le hall, puis le garage. Elle ouvrit sans bruit la porte de derrière et fonça au fond du jardin sans se retourner. Les semelles alourdies par la neige, elle se faufila entre deux cyprès, escalada la clôture et se retrouva sur une autre propriété. À bout de souffle et après un parcours du combattant à escalader des grillages, des brise-vent, des barrières, elle parvint à un chemin, qu’elle remonta à petites foulées.
Le bitume trempé, enfin. Une rue, des voitures. Léane avait l’impression de fumer comme une vieille chaudière. Elle ouvrit son blouson pour reprendre son souffle et libéra un nuage de condensation. Au bout de cinq minutes à essayer de se repérer, elle reconnut les lieux et regagna son véhicule.
Les flics étaient toujours là lorsqu’elle passa devant l’habitation de Giordano. La femme téléphonait, son collègue avançait dans le garage. S’ils ignoraient jusqu’à présent que Giordano avait disparu, d’ici à cinq minutes, ils le sauraient. Ils allaient fouiller, découvrir le sang, lancer une enquête pour disparition inquiétante.
Elle pria pour que Jullian n’ait laissé aucune trace, aucune empreinte. Si tel était le cas, rien ne les reliait à Giordano, hormis le bonnet. Les flics interrogeraient sans doute Roxanne, qui leur expliquerait leur rencontre, mais personne ne comprendrait.
Elle se rendit compte que ses mains tremblaient encore sur le volant quand elle arriva sur l’autoroute après de méchants bouchons en partie causés par les conditions météo. Elles étaient toutes blanches. Léane avait fui, sans réfléchir, sans à aucun moment penser à se rendre ni à expliquer la situation dans laquelle elle s’était fourrée. À cet instant, elle comprit, sans ambiguïté, qu’elle avait franchi la frontière. Elle protégeait son couple.
Les paysages coiffés de neige s’effacèrent progressivement pour céder la place aux étendues infinies de terres noires et gelées. Le père de Jullian lui passa un coup de fil aux alentours de midi : où était-elle ? Comment pouvait-elle ne pas être auprès de son mari ? Jullian la réclamait, et il posait toutes ces questions sur Sarah. Jacques hurlait dans l’écouteur, Léane raccrocha, l’oreille en feu.
Elle s’arrêta sur une aire d’autoroute à 14 heures, fit le plein, mangea sur le pouce et se remit en route. Une fois sur l’A1 — il commençait à faire nuit —, elle appuya sur le champignon pour arriver à « L’Inspirante » à 16 h 45. Ses oreilles bourdonnaient encore du long trajet, ses muscles étaient durs, fatigués par la position assise. Elle se débarrassa des photocopies de son livre et cacha le pistolet dans un sac, lui-même en hauteur, au fond de son dressing. Elle terminait à peine que Colin débarqua en avance, accompagné de trois experts de l’Identité judiciaire. Léane se recoiffa machinalement et ouvrit. Il la salua d’un coup de menton.
— Tu as pu régler tes problèmes avec ton éditeur ?
— Ça ne va pas se régler du jour au lendemain. C’est surtout une bataille d’avocats.
Colin la fixait d’un œil inquisiteur. Léane savait qu’elle n’était pas dans son état normal, le stress et la peur suintaient de chacun de ses pores. Elle avait gardé un ton neutre et n’avait qu’une hâte : qu’il foute le camp, afin qu’elle aille interroger Giordano.
— Tu peux rester sur le canapé mais ne touche plus à rien, le temps qu’on fasse des prélèvements. L’un des techniciens va venir prendre tes empreintes.
— Mes empreintes ?
— T’as peur qu’on te fiche ?
— Non, mais…
Colin eut un pâle sourire.
— Ne t’inquiète pas, c’est juste pour les comparer à celles qu’on va relever sur les éléments de contact comme les poignées, le volant du 4 × 4, les portières. Ça permettra de procéder par élimination. On fera pareil avec celles de Jullian, mais on ne va pas aller l’embêter à l’hôpital, puisqu’on possède déjà ses empreintes suite au cambriolage.
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