— C’est très sympa de venir m’aider. Ce diable de crochet pose problème pour fixer les écrous à ailettes.
— Et encore plus pour se curer le nez, répliquai-je, irrité par son enjouement face à son malheur.
Mais, loin de s’offusquer, il rit.
— Ouais. Et je t’explique pas quand il s’agit de se torcher. Allez, viens. J’ai tout sorti.
Je le suivis à l’arrière de la maison, où Deborah avait un petit patio envahi par la végétation. Sauf qu’à ma grande surprise il ne l’était plus. Les arbres dont les branches surplombaient la cour avaient été élagués, les mauvaises herbes qui poussaient entre les dalles avaient disparu. Il y avait trois rosiers soigneusement taillés et un parterre de fleurs ornementales, ainsi qu’un barbecue bien astiqué, dans un coin.
Je me tournai vers Chutsky et haussai les sourcils.
— Ouais, je sais. Ça fait un peu tapette, hein ? Je m’ennuie comme un rat mort à rester là sans rien faire, et puis de toute façon je suis plus ordonné que ta frangine.
— C’est très joli, dis-je.
— Mmm, fit-il, comme si je l’avais accusé d’être homo. Allez, débarrassons-nous de ce truc.
Il indiqua de la tête un tas de tôles ondulées alignées contre le mur : les volets antiouragans de Deborah. Les Morgan vivaient en Floride depuis deux générations, et Harry nous avait habitués à utiliser du bon matériel. À vouloir économiser un peu sur les volets, on risquait fort de dépenser bien plus à réparer la maison après. J’approuvais ce point de vue, d’autant plus que l’économie n’était pas vraiment une de mes préoccupations. J’étais toujours parti du principe que je serais mort ou emprisonné bien avant l’heure de la retraite.
L’inconvénient des volets de bonne qualité, cependant, c’est qu’ils étaient très lourds et avaient des bords tranchants. Nous devions porter des gants épais – enfin, dans le cas de Chutsky, un gant. Pas sûr, cependant, qu’il appréciait l’argent qu’il économisait sur l’autre gant. Il semblait se démener plus qu’il n’était nécessaire, afin de me montrer qu’il n’était pas handicapé et n’avait pas besoin de mon aide.
Quoi qu’il en soit, il nous fallut près de quarante minutes pour installer tous les volets et les verrouiller. Chutsky jeta un dernier coup d’œil à ceux qui protégeaient les portes-fenêtres du patio et, apparemment satisfait de notre travail, il leva son bras gauche pour essuyer la sueur de son front mais s’arrêta à la dernière seconde avant de s’enfoncer le crochet dans la joue. Il eut un petit rire amer tout en considérant sa prothèse.
— Je ne suis toujours pas habitué à ce truc, déclara-t-il. Je me réveille la nuit et mes anciennes articulations me démangent encore.
J’avais du mal à penser à une réponse intelligente ou suffisamment diplomatique. Je n’avais lu nulle part ce qu’il fallait dire à quelqu’un qui parlait des sensations dans sa main manquante. Chutsky parut sentir ma gêne, car il émit une sorte de grognement amusé.
— Hé hé, la vieille mule est encore capable de ruer dans les brancards.
Je ne trouvais pas l’expression très heureuse, car il avait également été amputé du pied gauche, ce qui ne devait pas faciliter les ruades. J’étais malgré tout content de constater qu’il sortait de sa dépression, aussi je m’empressai de l’encourager.
— Personne n’en a jamais douté, dis-je. Je suis sûr que tu vas très bien te remettre.
— Mmm, merci, répondit-il, pas très convaincu. De toute façon, ce n’est pas à toi que j’ai besoin de le prouver, mais à quelques vieux troufions de Washington. Ils m’ont offert un poste administratif, mais…
— Ne me dis pas que tu veux retourner dans les services secrets !
— C’est à ça que je suis bon. A une époque, j’étais vraiment le meilleur.
— C’est peut-être les décharges d’adrénaline qui te manquent.
— Peut-être. Tu veux une bière ?
— Merci, mais j’ai reçu l’ordre du grand chef d’acheter des bouteilles d’eau et de la glace avant que tout ne soit dévalisé.
— Ah ! Tout le monde est terrifié à l’idée de devoir boire un mojito sans glace.
— C’est l’un des grands dangers des ouragans.
— Merci pour ton aide.
La circulation était encore pire lorsque je mis le cap sur la maison. Des tas de gens fonçaient avec leurs précieux contre-plaqués attachés sur le capot comme s’ils venaient de dévaliser une banque, excédés d’avoir fait la queue durant une heure avec l’angoisse qu’on leur passe devant ou qu’il ne reste plus rien leur tour venu. Le reste des conducteurs s’apprêtaient à prendre leur place dans les mêmes files et détestaient tous ceux qui les avaient précédés, achetant peut-être les dernières piles de tout l’État de Floride.
Cela donnait un délicieux mélange d’hostilité, de rage et de paranoïa qui aurait dû me remonter incroyablement le moral. Mais mon entrain disparut lorsque je me surpris à fredonner quelque chose, un air familier que je n’identifiai pas tout de suite mais que je ne pouvais m’arrêter de chantonner. Lorsque je finis par le reconnaître, la joie de cette soirée festive fut définitivement brisée.
C’était la musique de mon sommeil.
La musique qui avait retenti dans ma tête, accompagnée d’une sensation de chaleur et d’une odeur de brûlé. Elle était simple et répétitive, pas entraînante pour deux sous, et pourtant je me la fredonnais tout en roulant sur South Dixie Highway, réconforté par la mélodie monotone comme s’il s’était agi d’une berceuse que ma mère me chantait autrefois.
Et je ne savais toujours pas ce que cela signifiait.
Je suis sûr que ce qui arrivait à mon inconscient devait avoir une raison parfaitement simple, logique et facile à comprendre. Et pourtant je ne parvenais à en trouver aucune.
Mon mobile se mit à sonner, et puisque je roulais au pas de toute façon, je répondis.
— Dexter… dit Rita, mais je reconnaissais à peine sa voix.
Elle avait l’air d’une petite fille complètement perdue et défaite.
— C’est Cody et Astor, poursuivit-elle. Ils sont partis.
Les choses se déroulaient plutôt bien. Les nouveaux hôtes étaient merveilleusement coopératifs. Ils commencèrent à se rassembler et avec un peu de persuasion en vinrent facilement à suivre ses suggestions. Ils érigèrent d’énormes édifices en pierre pour abriter sa progéniture, conçurent des cérémonies élaborées, accompagnées d’une musique qui les mettait dans un état de transe, et devinrent si enthousiastes et si obligeants que bientôt il fut presque difficile de les suivre. Si tout allait bien pour eux, les hôtes tuaient quelques-uns de leurs semblables par gratitude. Si cela allait mal, ils tuaient dans l’espoir qu’IL arrangerait les choses. Et lui n’avait qu’à laisser faire.
Grâce à ce nouveau loisir, IL se mit à considérer le résultat de ses reproductions. Pour la première fois, lorsque vinrent le renflement puis l’expulsion, IL se rapprocha du nouveau-né, le calmant, absorbant sa peur et partageant sa conscience. Et le nouveau-né répondait avec une ardeur très gratifiante, apprenait rapidement tout ce qu’IL avait à enseigner, heureux de participer. Et très vite il y en eut quatre, puis huit, puis soixante-quatre, et soudain ce fut trop. À ce stade, il n’y avait plus de quoi les satisfaire. Les nouveaux hôtes eux-mêmes commencèrent à hésiter face au nombre de victimes dont ils avaient besoin.
IL avait le sens pratique, toutefois. IL s’aperçut sans tarder du problème et le résolut – en tuant presque tous ceux qu’IL avait engendrés. Certains réussirent à s’enfuir de par le monde, à la recherche de nouveaux hôtes. IL en garda juste quelques-uns auprès de lui, et la situation fut enfin sous contrôle.
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