Il écouta encore son interlocuteur avant de l’interrompre avec dans la voix une légère note d’impatience.
— Non, répéta-t-il. Sans délai. Demandez au Guetteur de me l’amener. C’est le moment.
Le vieil homme raccrocha et resta immobile un instant. Puis il saisit de nouveau le couteau, et une expression apparut sur ses traits lisses.
Cela ressemblait à un sourire.
Il y avait de violentes rafales de vent et de pluie, mais seulement par intermittence. Occupés déjà à remplir les formulaires des assurances pour les dégâts qu’ils prévoyaient de subir, la plupart des habitants de Miami n’étaient plus sur les routes, donc la circulation n’était pas si mauvaise. Une bourrasque particulièrement forte manqua nous faire quitter l’Expressway, mais à part ça le trajet se passa sans encombre.
Deborah nous attendait en bas à l’accueil.
— Venez dans mon bureau, nous dit-elle, et racontez-moi tout.
Nous la suivîmes jusqu’à l’ascenseur puis nous montâmes avec elle.
Le terme de « bureau » était quelque peu exagéré pour désigner l’endroit où travaillait Deborah. C’était un coin dans une pièce constituée de plusieurs box identiques. Dans ce minuscule espace avaient été casés un bureau, un fauteuil et deux chaises pliantes pour les invités. Nous nous installâmes tous les trois.
— Bon, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ils… Je les ai envoyés dans le jardin, commença Rita. Chercher leurs jouets et leurs affaires. À cause de l’ouragan.
Deborah hocha la tête.
— Oui, et alors ?
— Je suis allée ranger les réserves que j’avais achetées, poursuivit Rita. Et quand je suis ressortie, ils avaient disparu. Je n’ai… J’ai dû les laisser deux minutes, et ils…
Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à sangloter.
— Tu as vu quelqu’un s’approcher d’eux ? demanda Deborah. Des voitures inhabituelles dans le voisinage ? Quelque chose de bizarre ?
— Non, rien. Ils ont juste disparu.
Deborah me regarda.
— C’est quoi, ce bordel, Dexter ? C’est tout ? Comment vous savez qu’ils ne sont pas en train de jouer à la Nintendo chez les voisins ?
— Allons, Deborah. Si tu es trop fatiguée pour travailler, dis-le tout de suite. Sinon, arrête tes conneries. Tu sais aussi bien que moi que…
— Je ne sais rien du tout, et toi non plus, rétorqua-t-elle.
— Alors tu n’as pas fait attention, repris-je, et je m’aperçus que mon ton se durcissait pour égaler le sien, ce qui me surprit un peu. La carte de visite qu’il a laissée à Cody, à elle seule, nous indique tout ce que nous avons besoin de savoir.
— Oui, tout sauf où, qui et pourquoi ! lança-t-elle d’une voix hargneuse. J’attends encore d’avoir des indications là-dessus.
Et même si j’étais parfaitement préparé à riposter du tac au tac, je n’eus rien à lui répondre. Elle avait raison ; ce n’était pas parce que Cody et Astor avaient disparu que nous avions soudain de nouvelles informations pouvant nous conduire à notre tueur. Cela signifiait simplement que l’enjeu était plus important et que nous manquions de temps.
— Et Wilkins ? demandai-je.
Elle agita une main.
— Ils le surveillent.
— Comme l’autre fois ?
— S’il vous plaît, nous interrompit Rita, avec une pointe d’hystérie dans la voix, de quoi parlez-vous ? N’y a-t-il pas moyen de… Je ne sais pas, faites quelque chose… S’il vous plaît, gémit-elle, de nouveau secouée de sanglots.
Sa plainte résonna en moi et fut la note de douleur finale qui tombait dans mon vide intérieur et venait se mêler à la musique lointaine.
Je me levai.
Je me sentis tanguer légèrement et j’entendis Deborah prononcer mon nom. Soudain la musique retentit, doucement mais avec insistance, comme si elle avait toujours été là, attendant simplement le moment où je pourrais l’entendre sans distraction ; et alors que je portais mon attention sur le battement des tambours elle m’appela, m’appela comme je savais qu’elle le faisait depuis le début, mais avec plus d’urgence maintenant, invoquant l’ultime extase et m’ordonnant de venir, de la suivre.
Et je me souviens en avoir éprouvé une grande joie, le moment était enfin venu, et j’avais beau entendre Deborah et Rita me parler, rien de ce qu’elles avaient à me dire ne pouvait être important maintenant que la musique appelait, apportant enfin la promesse du bonheur parfait. Alors je leur souris, je crois que je m’excusai même, puis je sortis de la pièce sans me soucier de leur expression déconcertée. Je quittai le bâtiment et me dirigeai vers le fond du parking, d’où provenait la musique.
Une voiture m’attendait, ce qui me rendit encore plus heureux ; je m’empressai de la rejoindre, bougeant mes pieds au rythme de la musique merveilleuse, et lorsque j’arrivai, la portière arrière s’ouvrit… puis je ne me souviens plus de rien.
Je n’avais jamais été aussi heureux.
Ce fut une joie extraordinaire qui vint à moi telle une comète, tourbillonnant à une vitesse inouïe dans un immense flamboiement pour me consumer et m’emporter dans un univers infini d’extase, d’amour et de félicité.
Elle me fit tournoyer à travers le ciel nocturne dans un éblouissant cocon d’amour et me berça au creux de cette joie infinie. Mais alors que je volais de plus en plus haut, comblé de tous les bonheurs possibles, une détonation retentit, et j’ouvris les yeux dans une petite pièce sombre et sans fenêtre, au sol et aux murs en béton très dur, ne sachant où je me trouvais ni comment j’y avais atterri. Une lumière minuscule brillait au-dessus de la porte ; j’étais étendu sur le sol dans la faible lueur qu’elle projetait.
Toute trace d’euphorie avait disparu, et rien ne vint la remplacer hormis le sentiment que, où que je sois, personne n’avait l’intention de me rendre ma joie ou ma liberté. Et bien qu’il n’y eût aucune tête de taureau dans la pièce, ni la moindre revue en araméen, il était facile de deviner : j’avais suivi la musique et j’étais tombé en transe en perdant tout contrôle. Il y avait donc de fortes chances pour que je sois entre les mains de Moloch, qu’il soit réel ou mythique.
Il valait mieux, néanmoins, ne pas tirer de conclusions hâtives. J’avais peut-être eu un nouvel épisode de somnambulisme, entrant sans m’en rendre compte dans un débarras quelconque, et il allait me suffire de tourner la poignée de la porte pour sortir. Je me levai avec quelque difficulté ; je me sentais sonné et mes jambes flageolaient. Je supposai que quelle que soit la façon dont je m’étais rendu ici, une drogue avait dû être utilisée. Je restai immobile un instant, essayant de me concentrer afin que la pièce arrête de tanguer autour de moi, et après quelques profondes inspirations j’y parvins. J’avançai d’un pas et touchai un mur : il était constitué de blocs de béton très solides. La porte semblait presque aussi épaisse ; elle était parfaitement verrouillée et n’eut même pas un cliquetis lorsque j’y donnai un coup d’épaule. Je fis le tour de la petite pièce, à peine plus grande qu’un vaste placard. Il y avait un trou d’évacuation au milieu, le seul aménagement visible. Ce n’était pas un signe particulièrement encourageant, car cela supposait soit que j’étais censé l’utiliser pour y faire mes affaires, soit qu’il n’était pas prévu que je reste assez longtemps pour avoir besoin de toilettes. Or je doutais qu’une sortie rapide fût une bonne chose.
Je ne voyais pas ce que je pouvais y changer, de toute façon. J’avais lu Le Comte de Monte-Cristo et Le Prisonnier de Zenda , et je savais qu’avec l’aide d’une petite cuillère ou la boucle d’une ceinture j’avais quelques chances de réussir à creuser le mur et à m’évader au bout de quinze ans ; mais on avait omis de me fournir une cuillère, et ma ceinture avait été confisquée. Ces détails, au moins, m’en disaient long sur Eux. Ils étaient très prudents, donc expérimentés, et n’avaient pas le moindre sens de la pudeur, puisqu’ils se moquaient complètement que mon pantalon, privé de sa ceinture, puisse tomber. Cela étant, j’ignorais toujours qui ils étaient et ce qu’ils voulaient de moi.
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