Un gros bonhomme insupportablement chaleureux et vêtu d’un bermuda s’approche et pose les mains sur ses genoux pour se baisser et regarder Cody sous le nez. Il fait péter aux coutures son uniforme de chef scout, et le spectacle de ses jambes poilues et de son gros ventre est très dérangeant.
— Tu ne fais pas ton timide, tout de même, hein ? continue-t-il avec un sourire insoutenable.
Cody le fixe sans ciller un long moment, et le sourire du type commence à faiblir.
— Non, répond finalement Cody.
— Eh bien, tant mieux, dit l’homme en se redressant et en reculant.
— Il n’est pas timide, il est juste un peu fatigué, ce soir, expliqué-je.
L’homme braque son sourire sur moi, me toise et tend la main.
— Roger Deutsch, dit-il. Je suis le chef de troupe. J’aime bien faire un peu connaissance avec tout le monde avant de commencer.
— Dexter Morgan. Lui, c’est Cody. Deutsch lui tend la main.
— Bonjour, Cody. Content de faire ta connaissance.
Cody regarde la grosse paluche, puis me regarde. Je hoche la tête et il pose sa petite main dedans.
— Bonjour, dit-il.
— Alors, reprend Deutsch sans perdre un instant, qu’est-ce qui t’amène au scoutisme, Cody ?
Cody me jette un coup d’œil de biais. Je souris, et il se retourne vers Deutsch.
— Pour m’amuser, répond-il avec une tête d’enterrement.
— Super ! s’exclame Deutsch. Chez les scouts, il faut s’amuser. Mais il faut aussi être sérieux. Tu vas pouvoir apprendre tout un tas de trucs sympas. Il y a quelque chose de précis que tu voudrais apprendre, Cody ?
— Découper des bêtes, déclare Cody – et je me retiens de ne pas tomber de ma chaise.
— Cody, enfin !
— Non, ne vous inquiétez pas, monsieur Morgan. Nous faisons des tas d’activités. Nous pouvons commencer par la sculpture sur savon et continuer par les animaux en bois découpé. (Un clin d’œil à Cody.) Si vous redoutez de le laisser manier une lame, ne vous inquiétez pas, nous veillerons à ce qu’il ne se fasse pas mal.
Cela ne me paraît pas judicieux de dire que ce n’est pas que Cody se blesse qui m’inquiète. Il sait déjà très bien de quel côté saisir un couteau et enfoncer la lame. Mais je suis à peu près certain que Cody ne va pas apprendre chez les scouts le genre de découpe d’animaux qu’il espère – du moins pas avant d’atteindre un certain âge. Je me contente donc de déclarer :
— Nous en parlerons avec maman et nous verrons ce qu’elle dira.
— Super, fait Deutsch. En attendant, ne sois pas timide. Saute dans le groupe à pieds joints.
Cody me regarde, puis finit par acquiescer.
— Très bien, dit Deutsch en se redressant enfin. Eh bien, mettons-nous au travail, à présent.
Il me salue, puis il se retourne pour battre le rappel de ses troupes.
Cody secoue la tête en marmonnant. Je me penche vers lui.
— Quoi ?
— À pieds joints.
— C’est juste une expression.
— Elle est idiote.
Deutsch traverse la salle en demandant le silence et appelle tous les gamins, qui se rassemblent devant lui. Le moment est venu pour Cody de sauter, même s’il n’y met d’abord qu’un pied.
— Allez, dis-je, en me levant et en lui tendant la main. Tout ira bien.
Cody n’a pas l’air convaincu, mais il se lève et regarde le groupe de garçons normaux qui convergent vers Deutsch. Il se redresse autant qu’il peut, respire un bon coup, murmure un « O.K. » et va les rejoindre.
Je le regarde se faufiler précautionneusement dans le groupe et prendre place, tout seul, bravement. Cela ne va pas être facile – ni pour lui ni pour moi. Il aura naturellement du mal à s’adapter à un groupe avec lequel il n’a rien en commun. C’est un louveteau qui essaie de se faire pousser une toison d’agneau et d’apprendre à bêler. Il suffit qu’il hurle à la lune ne serait-ce qu’une fois pour que tout tombe à l’eau.
Et moi, alors ? Je ne peux être que spectateur et éventuellement lui donner quelques directives à chaque étape. Je suis passé par une phase semblable et je me rappelle encore combien cela avait été douloureux de se rendre compte que les rires, l’amitié, le partage, tout cela était pour toujours réservé aux autres et que je n’éprouverais jamais rien de tel. Pis encore, quand j’ai compris que tout cela m’était extérieur, j’ai été obligé de faire semblant, d’apprendre à offrir le masque du bonheur afin de dissimuler le vide mortel qui régnait en moi.
Et je me rappelle l’insupportable gaucherie de ces premières années ; les atroces premières tentatives de rire, toujours au mauvais moment, et qui sonnaient tellement faux. Même parler naturellement aux autres, sans peine, des sujets qu’il fallait, et avec les sentiments artificiels adéquats, j’avais dû l’apprendre. Lentement, douloureusement, péniblement, en observant comment les autres se tiraient de cette corvée sans effort, et j’avais souffert d’autant plus d’être privé de cette grâce et de cette aisance d’expression. C’est peu de savoir rire. On en a à peine conscience, sauf quand on doit l’apprendre en suivant l’exemple des autres, comme moi.
Et comme Cody va être contraint de le faire à présent. Et ce n’est que le début, la première étape, la plus facile sur la Voie de Harry. Ensuite, il faudra faire semblant, tout le temps, avec pour seule récompense à en attendre les quelques trop rares et brefs interludes de réalité tranchante comme un rasoir. Et je transmets tout cela à Cody, ce petit être abîmé qui se tient un peu trop droit et qui guette d’un regard trop forcé l’infime détail confirmant qu’il fait partie de ce groupe – et qu’il ne trouvera jamais.
Ai-je vraiment le droit de le forcer à se couler dans ce moule de souffrance ? Simplement parce que j’en suis passé par là, cela signifie-t-il qu’il y est lui aussi obligé ? Car, si je suis honnête avec moi-même, cela ne fonctionne pas très bien pour moi, ces derniers temps. La Voie de Harry, qui semblait si claire, si nette et si astucieuse, a dévié vers les buissons.
Est-ce vraiment ce que je veux pour Cody ?
Je le regarde suivre les autres dans le Salut au Drapeau et je ne trouve aucune réponse là-dedans.
C’est donc un Dexter fort pensif qui rentre à la maison.
— Comment ça s’est passé ? lui demande Rita, qui nous attend à la porte, l’air inquiète.
— Bien, fait Cody avec une tête qui dit tout le contraire.
— Ç’a été, dis-je d’un ton un peu plus convaincant. Et ça ira de mieux en mieux.
— Faut bien, murmure Cody.
Le regard de Rita passe de l’un à l’autre.
— Je ne… je veux dire… Il a… Tu as… Cody, tu vas continuer ?
Cody me regarde, et je vois presque une petite lame affûtée étinceler dans ses yeux.
— Oui, dit-il à sa mère.
— C’est merveilleux, dit-elle, soulagée. Vraiment, ça l’est. Je sais que tu… tu vois.
— J’en suis sûr, opiné-je. Mon mobile sonne.
— Allô ?
— Elle s’est réveillée, dit Chutsky. Et elle a parlé.
— J’arrive tout de suite.
J’ignore à quoi je m’attendais à mon arrivée à l’hôpital, mais je n’y ai pas droit. Deborah n’est pas assise dans son lit en train de faire des mots croisés, son iPod sur les oreilles. Elle est toujours allongée, inerte, entourée du bourdonnement des appareils. Et Chutsky est toujours assis dans la même position de suppliant dans le même fauteuil, sauf qu’il a réussi à se raser et à changer de chemise entre-temps.
— Salut, mon pote ! s’écrie-t-il pendant que je m’approche du lit. On est sur la bonne voie. Elle m’a regardé et elle a prononcé mon prénom. Elle va se remettre complètement.
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