Une horrible boule glacée commence à se former dans mon ventre. C’est vraiment trop facile. Si simple qu’un décorateur dérangé a pu deviner qui j’étais et ce que je suis. À force d’avoir été trop longtemps un petit malin, je me suis habitué à être le seul tigre dans la forêt. Et j’ai oublié que, lorsqu’il n’y a qu’un tigre, c’est diablement facile pour le chasseur de suivre sa piste.
Et c’est ce qu’il a fait. Il m’a suivi jusqu’à mon antre et a filmé Dexter en pleine action.
Presque à contrecœur, je clique de nouveau et me repasse la vidéo.
C’est toujours moi. En plein dans l’écran. Moi.
Je respire un bon coup et je laisse l’oxygène opérer sa magie sur mon cerveau – ou du moins ce qu’il en reste. C’est un problème, c’est certain, mais il a sa solution, comme tous les autres. Il est temps d’appliquer la logique, de lancer à plein régime le bio-ordinateur glacial de Dexter. Alors : que veut ce type ? Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Il cherche clairement à provoquer une réaction chez moi, mais laquelle ? Le plus évident est qu’il veut se venger. J’ai tué son ami – équipier ? amant ? Peu importe. Il veut que je sache qu’il sait ce que j’ai fait, et…
Et il m’a envoyé la vidéo, à moi, pas à quelqu’un qui pourrait vraisemblablement réagir, comme l’inspecteur Coulter. Cela signifie qu’il s’agit d’un défi personnel, qu’il n’a pas l’intention de le rendre public, du moins pas tout de suite.
Sauf que c’est public : la vidéo est sur YouTube, et il ne va pas s’écouler longtemps avant que quelqu’un tombe dessus par hasard. Donc, il y a un facteur temps. En conséquence, quel message m’adresse-t-il ? Trouve-moi avant qu’on te trouve, toi ?
Pour le moment, ça va. Et après ? Un duel comme dans les bons vieux westerns – scie électrique à dix pas ? Ou bien cherche-t-il seulement à me torturer, à m’obliger à le poursuivre jusqu’à ce que je commette une erreur ou qu’il se lasse et envoie tout aux infos du soir ?
C’est suffisant pour provoquer un semblant de panique chez l’homme du commun. Mais moi, Dexter, je suis fait d’un bois autrement plus solide. Il veut que je le recherche ? Mais il ignore que je suis docteur ès recherche. Si je suis moitié aussi bon que je m’autorise modestement à l’avouer, je vais le trouver plus vite qu’il ne se l’imagine. Très bien. Weiss veut faire joujou ? Je vais jouer.
Mais nous allons jouer selon les règles de Dexter, pas selon les siennes.
Commencer par le commencement a toujours été ma devise, principalement parce que cela tombe sous le sens – après tout, si on commençait par le milieu ou la fin, que deviendrait le début ? Cependant, les clichés sont là pour rassurer les esprits faibles, pas pour donner du sens. Et comme je me sens un peu faiblard entre les oreilles en ce moment, je trouve un peu de consolation à cette pensée tout en récupérant le dossier de Brandon Weiss.
Il n’y a pas grand-chose : une contravention pour stationnement interdit, qu’il a payée, et la plainte déposée contre lui par l’office de tourisme. Pas de mandat pour quoi que ce soit, aucun permis particulier hormis pour conduire, pas de permis de port d’arme – ou de port de scie électrique. Son adresse est celle que je connais, là où Deborah a été poignardée. En fouillant un peu plus, j’en trouve une ancienne à Syracuse, dans l’État de New York. Et, auparavant, il était à Montréal, au Canada. Une rapide vérification indique qu’il est encore de nationalité canadienne.
Pas de véritable piste ici. Rien qui mérite le statut d’indice. Je ne m’attendais pas à grand-chose, mais mon travail et mon père adoptif m’ont enseigné que l’acharnement est parfois récompensé. Et je ne fais que commencer.
L’étape suivante, trouver son adresse mail, est un peu plus difficile. Grâce à quelques manipulations un peu illégales, je pirate la liste des abonnés d’AOL et j’en découvre un peu plus. L’adresse du quartier Arts déco est toujours donnée comme son domicile, mais figure également un numéro de mobile. Je le note en cas de besoin pour plus tard. En dehors de cela, rien d’utile ici non plus. C’est étonnant, vraiment, qu’une entreprise comme AOL oublie de poser des questions simples et vitales comme : « Où vous cacheriez-vous si Dexter vous traquait ? »
Cela dit, tout ce qui en vaut la peine est ardu – encore un cliché aussi idiot que fascinant. Après tout, respirer est relativement facile, en général, et je crois que beaucoup de scientifiques reconnaîtront que c’est fort utile. En tout cas, je n’obtiens aucune véritable information dans les dossiers d’AOL, hormis le numéro de mobile, qui me servira en dernier recours. Le fichier de la compagnie de téléphone risque de ne pas être plus bavard qu’AOL, mais il y a une chance que je puisse localiser l’appareil lui-même, petit truc que j’ai déjà mis en pratique quand j’ai presque sauvé le sergent Doakes de sa rectification chirurgicale.
Sans raison particulière, je retourne sur YouTube. Peut-être que j’ai envie de me revoir encore une fois, détendu et en train d’être moi-même. Après tout, je ne me suis jamais vu ainsi et je n’ai jamais pensé me voir. Dexter en action, comme lui seul peut le faire. Je regarde à nouveau la vidéo en m’émerveillant de ma grâce naturelle. De quel merveilleux style je fais preuve quand je manie ma scie. Splendide ! Un véritable artiste. Je devrais tourner plus souvent.
Et, là, une autre pensée émerge dans mon cerveau, qui se ranime lentement. À côté de l’écran figure une autre adresse mail. Je ne connais pas très bien YouTube, mais je sais qu’une adresse mail conduit quelque part. Je clique donc dessus et aussitôt apparaît un fond orange : je suis sur la page personnelle d’un utilisateur YouTube. Et en grandes lettres de feu, le haut de la page proclame : LE NOUVEAU MIAMI. Je descends dans la fenêtre jusqu’à une case intitulée vidéos (5), avec une rangée de cinq vignettes. Celle où figure mon dos est la numéro 4.
Dans un souci de méthode et pour ne pas me contenter de revoir ma captivante performance, je clique sur la première, qui montre un visage d’homme grimaçant de dégoût. La vidéo commence par l’apparition du titre en lettres flamboyantes : LE NOUVEAU MIAMI - # 1.
Arrive ensuite un très beau plan de luxuriante végétation tropicale – une rangée de magnifiques orchidées, un vol d’oiseaux se posant sur un petit lac – puis la caméra recule pour découvrir le cadavre que nous avons trouvé aux Fairchild Gardens. Un horrible gémissement s’élève hors champ et une voix un peu étranglée s’exclame : « Oh, mon Dieu ! » Puis la caméra suit une personne de dos tandis qu’un cri perçant déchire les haut-parleurs. Je le trouve étrangement familier et, l’espace d’un instant, perplexe, je mets la vidéo sur pause. Et je saisis : c’est le même hurlement qu’on entend dans la vidéo que nous avons vue à l’office de tourisme. Pour une raison étrange, Weiss a utilisé le même ici. Peut-être pour respecter son style, comme McDonald utilise toujours le même clown.
Je remets la vidéo en route : la caméra traverse la foule sur le parking des Fairchild Gardens, filmant des visages tantôt choqués, tantôt dégoûtés ou simplement curieux. Et, là encore, l’écran tourbillonne et, sur le fond tropical du début, aligne une mosaïque d’expressions variées tandis qu’un slogan s’y superpose.
LE NOUVEAU MIAMI : PARFAITEMENT NATUREL
En tout cas, cela dissipe tous les doutes que j’aurais pu avoir sur la culpabilité de Weiss. Je suis tout à fait certain que les autres vidéos vont montrer les autres victimes, assorties de plans de foule. Mais, histoire d’être exhaustif, je décide de les regarder dans l’ordre toutes les cinq…
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