Il dure tout le long de la route jusqu’à la 98 erue, malgré l’apaisante violence de la circulation. Quelque chose cloche et Dexter se jette dedans. Mais cela reste un peu diffus, je continue en me demandant ce qui me tracasse dans un coin de ma tête. Est-ce juste la peur d’être en plein jour ? Ou bien mon subconscient me souffle-t-il que j’ai manqué un détail important qui va me retomber dessus dans pas longtemps ? Je ressasse tout cela mentalement et j’aboutis toujours à la même conclusion : tout est très simple, parfaitement logique, cohérent et correct, je n’ai d’autre choix qu’agir au plus vite, et pourquoi s’inquiéter ? Depuis quand Dexter a-t-il le choix ? Et, d’ailleurs, a-t-on vraiment le choix dans la vie, à part opter pour une glace plutôt que pour une tarte ?
Mais je sens tout de même des doigts invisibles me chatouiller la nuque quand je me gare à faible distance de chez Wimble. Pendant de longues minutes, je reste dans la voiture à observer sa maison.
La voiture couleur bronze est garée juste devant. Aucun signe de vie et pas le moindre entassement de morceaux de cadavres au pied des poubelles. Rien d’autre qu’une calme maison dans un quartier ordinaire de Miami, chauffée par le soleil de la mi-journée.
Et je me rends compte que plus je reste dans la voiture moteur éteint, plus je suis en train de cuire. Si je continue, une croûte dorée va se former sur ma peau. Je suis peut-être tiraillé par le doute, mais il faut que je me bouge tant qu’il reste encore assez d’air respirable dans la voiture.
Je descends et reste immobile à cligner des yeux dans la lumière et la chaleur écrasante, puis je m’éloigne de chez Wimble. Lentement, l’air détaché, je fais le tour du pâté de maisons pour inspecter l’arrière. Il n’y a pas grand-chose à voir. Une haie doublée d’un grillage dissimule la maison. Je termine mon tour, retraverse la rue et regagne ma voiture.
Je me replante là, toujours ébloui, avec la sueur qui me coule dans le dos, sur le front et dans les yeux. Je ne peux pas rester bien longtemps sans attirer l’attention. Je dois agir – soit m’approcher de la maison, soit remonter en voiture et rentrer chez moi pour guetter mon apparition aux infos du soir. Mais, avec cette petite voix agaçante qui continue de me souffler que quelque chose cloche, je m’attarde, jusqu’à ce que je sente un déclic en moi et que je cède. Très bien. Laissons les choses se faire, puisqu’il le faut. Cela vaut mieux que de rester à compter les gouttelettes de sueur qui tombent sur le sol.
Finalement, je me rappelle un détail utile et j’ouvre mon coffre. J’y ai laissé une planchette porte-formulaire. Elle s’est révélée précieuse durant mes précédentes enquêtes sur le quotidien des méchants. J’ai aussi une cravate à clip. D’expérience, on peut aller n’importe où, de jour comme de nuit, sans que personne ne pose de questions, avec une cravate à clip et un porte-formulaire. Par chance, aujourd’hui, j’ai mis une chemise. J’arrime la cravate, m’arme de ma planchette et d’un stylo, et je remonte la rue vers la maison de Wimble. Je suis un employé ordinaire venu faire son travail.
Un coup d’œil en haut de la rue : elle est arborée, et plusieurs jardins abritent des arbres fruitiers. Parfait : aujourd’hui, je serai l’inspecteur Dexter, du service d’inspection des arbres. Cela va me permettre d’approcher la maison sous le couvert d’une activité à peu près logique.
Et ensuite ? Puis-je vraiment entrer et prendre Weiss par surprise, en plein jour ? Le soleil éclatant laisse penser que ce sera peu probable. Il n’y a pas de réconfortante obscurité ni d’ombres propices à la dissimulation. Je suis bien visible, totalement à découvert, et, si Weiss jette un coup d’œil par sa fenêtre et me reconnaît, la partie est pliée avant même d’avoir commencé.
Mais ai-je le choix ? C’est lui ou moi, et si je n’agis pas lui peut faire des tas de choses, à commencer par me dénoncer, puis s’en prendre à Cody, à Astor ou à Dieu sait qui. Il faut que je prenne les devants et l’arrête.
Et, alors que je me redresse pour reprendre mon chemin, une pensée très malvenue surgit : est-ce ainsi que me considère Deborah ? Me perçoit-elle comme une sorte de sauvage obscénité qui se fraie un chemin à coups de lame avec une férocité aveugle ? Est-ce pour cela qu’elle est si mécontente de moi ? Parce qu’elle s’est forgé l’image d’un monstre insatiable ? C’est si pénible à envisager que, l’espace d’un instant, je suis paralysé. C’est injuste, totalement infondé. Bien sûr que je suis un monstre, mais pas de cette espèce-là. Je suis soigné, concentré, poli et très soucieux de ne pas gêner les touristes en laissant traîner des morceaux de cadavres. Comment peut-elle ne pas s’en rendre compte ? Comment pourrais-je lui faire comprendre la beauté bien ordonnée de ce que Harry a conçu pour moi ?
Et la première réponse qui me vient est : impossible, tant que Weiss restera en vie et en liberté. Car dès que mon visage passera aux infos c’en sera fini de ma vie et Deborah n’aura pas plus de choix que moi. Pas plus que je n’en ai pour l’instant. Soleil ou pas, je dois agir – vite et bien.
Je respire un bon coup et m’approche de la maison voisine de Wimble en scrutant ostensiblement les arbres et en gribouillant sur ma planchette. Je remonte lentement l’allée. Personne ne se jetant sur moi avec une machette entre les dents, je redescends, marque une pause, puis continue vers chez Wimble.
Il y a des arbres douteux à inspecter ici aussi ; je lève la tête, prends des notes et remonte tranquillement l’allée. Pas un bruit ni un mouvement dans la maison. Même si je ne sais pas ce que j’espère y voir, je m’approche, je scrute, bien au-delà des arbres. J’examine soigneusement la maison, remarquant que tous les stores sont baissés. Impossible de voir de chaque côté. Je suis assez haut dans l’allée pour repérer une porte à l’arrière dominant deux marches en ciment. Je m’avance dans cette direction, l’air très détaché, guettant le moindre bruit ou un éventuel « Attention ! Le voilà ! ». Toujours rien. Je fais mine de remarquer un arbre au fond, près d’une citerne de gaz et à cinq, six mètres de la porte. Je m’en approche.
Toujours rien. Je griffonne. Il y a une lucarne en haut de la porte, sans rideau. Je monte les deux marches et jette un coup d’œil à l’intérieur. C’est un couloir sombre, qui abrite un lave-linge et un séchoir, quelques balais et serpillières accrochés au mur. Je pose la main sur la poignée et la tourne très lentement, sans un bruit. Ce n’est pas fermé. Je respire un bon coup… et je manque de sauter au plafond en entendant à l’intérieur un épouvantable hurlement suraigu. C’est un cri de douleur horrifié, un appel au secours capable de mettre en action même Dexter le Détaché. Et j’ai déjà un pied à l’intérieur quand un petit point d’interrogation apparaît dans ma tête et que je me dis : Mais je connais ce cri . Et, alors que mon second pied pénètre à son tour dans la maison : Ah bon ? Mais d’où ça ? la réponse arrive promptement, ce qui est réconfortant : c’est le même cri qui figure dans les vidéos LE NOUVEAU MIAMI concoctées par Weiss.
Donc, c’est un cri enregistré.
Donc, il est destiné à m’attirer à l’intérieur.
Donc, Weiss est prêt et m’attend.
Ce n’est pas vraiment flatteur pour moi, étant donné que je suis exceptionnel, mais le fait est que je m’immobilise un quart de seconde pour admirer la célérité et la clarté de mon processus de pensée. Puis, heureusement pour moi, j’obéis à la voix qui piaille soudain en moi : Cours, Dexter, cours ! Et je fonce hors de la maison et dévale l’allée juste à temps pour voir la voiture couleur bronze démarrer en trombe.
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