— Salut, oncle Gus.
— Bonsoir, Debbie. Tu es plus belle de jour en jour.
Debs se renfrogna. Déjà, à l’époque, cela lui déplaisait d’être jolie et qu’on la complimente à ce sujet.
— Merci, marmonna-t-elle.
— Viens dans la cuisine, dit Harry en entraînant Gus.
Je savais pertinemment qu’il l’y emmenait pour que Deborah et moi n’entendions pas ce qui se dirait, et tout naturellement cela me donna envie d’en savoir plus. Et Harry avait précisé : « Restez ici et n’écoutez pas… » Oh, ce ne serait pas grand-chose de tendre juste un petit peu l’oreille !
Je quittai donc ma place d’un air dégagé pour me rendre aux toilettes. Dans le couloir, je me retournai : Deborah étant déjà absorbée par l’émission suivante, je m’enfonçai dans la pénombre et écoutai.
— … tribunal s’en occupera, disait Harry.
— Comme il l’a fait jusqu’à maintenant ? s’emporta Gus, que je n’avais jamais vu si énervé. Enfin, Harry, ne fais pas l’idiot !
— Nous ne sommes pas des justiciers, Gus.
— Eh bien, peut-être qu’on devrait, voilà.
Il y eut un silence. J’entendis le réfrigérateur s’ouvrir et le bruit d’une bière qu’on décapsule. Un silence s’ensuivit.
— Écoute, Harry, reprit enfin Gus, on est flics depuis longtemps.
— Ça va faire vingt ans.
— Et depuis le premier jour, ça ne t’a pas frappé que le système ne fonctionne pas ? Que les plus gros enfoirés du monde trouvent toujours le moyen de passer entre les mailles du filet pour se retrouver en liberté dans les rues ? Hein ?
— Ça ne signifie pas que nous ayons le droit de…
— Alors qui l’a, ce droit, Harry ? Si ce n’est pas nous, qui ?
Une autre longue pause. Puis Harry prit la parole, à mi-voix, et je dus tendre l’oreille pour saisir ce qu’il disait.
— Tu n’étais pas au Vietnam. Là-bas, j’ai appris que certains sont capables de tuer de sang-froid et d’autres pas. C’est le cas de la plupart des gens. Ça a des conséquences néfastes.
— Qu’est-ce que tu me dis, là ? Que tu es d’accord avec moi, mais que tu ne peux pas le faire ? S’il y a quelqu’un qui le mérite, Harry, c’est bien Otto Valdez…
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda la voix de Deborah, à quelques centimètres de mon oreille.
Je fis un tel bond que je me cognai le crâne au mur.
— Rien.
— Drôle d’endroit, pour rien faire, répondit-elle.
Comme elle n’avait pas l’air de vouloir partir, je décidai que c’en était terminé et retournai au pays des zombies devant la télé. J’en avais certainement assez entendu pour comprendre ce qui se tramait : le gentil tonton Gus voulait tuer quelqu’un et demandait à Harry de l’aider. Mon cerveau était pris dans un tourbillon d’excitation, je voulais à tout prix trouver le moyen de les convaincre de me laisser les aider – ou au moins de les regarder. Où était le mal ? C’était presque un devoir de citoyen !
Mais Harry refusa d’aider Gus et un peu plus tard celui-ci repartit, l’air complètement abattu. Harry vint nous retrouver et passa une bonne demi-heure à essayer de reprendre son masque de père de famille comblé.
Deux jours plus tard, on trouva le corps d’oncle Gus. Il avait été mutilé, décapité et apparemment torturé.
Et trois jours plus tard, à mon insu, Harry découvrit mon petit mémorial canin sous les buissons du jardin. Durant les quinze jours suivants, je le surpris à m’observer bizarrement à plusieurs reprises. J’ignorais alors pourquoi, et ce fut assez intimidant, mais j’étais beaucoup trop bête pour formuler une phrase comme : « Papa, pourquoi me regardes-tu avec cette expression-là ? »
Quoi qu’il en soit, la raison se fit rapidement jour. Trois semaines après la mort prématurée de Gus, Harry et moi partîmes camper sur Elliott Key, et en quelques phrases simples, commençant par « Tu es différent, mon garçon », Harry changea le cours de ma vie pour toujours.
Son plan. Ce qu’il avait prévu pour Dexter. La feuille de route parfaitement planifiée, saine et sensée qui me permettrait d’être éternellement et merveilleusement moi.
Et, à présent, je me suis écarté de la Voie, j’ai pris un petit raccourci dangereux. Je le vois d’ici secouer la tête et poser son regard bleu glacier sur moi.
— Il va falloir te dresser, aurait-il dit.
Je suis ramené dans le présent par un ronflement de Chutsky particulièrement sonore, au point qu’une infirmière passe la tête dans la chambre, puis vérifie tous les cadrans et les voyants de l’appareillage avant de repartir avec un dernier regard sur nous, comme si nous avions fait exprès des bruits horribles pour déranger ses délicats appareils.
Deborah bouge légèrement une jambe, juste assez pour prouver qu’elle est en vie, et je sors complètement de ce bref voyage dans mes souvenirs. Quelqu’un est réellement coupable d’avoir poignardé ma sœur. C’est tout ce qui compte. C’est une grosse pièce de puzzle que je dois retrouver afin de la remettre bien proprement à sa place, car l’idée qu’il reste quelque chose d’inachevé et d’impuni me donne des envies de nettoyage de cuisine et de ménage dans la chambre. C’est une image de désordre, clairement et simplement, et je n’aime pas ça.
Une autre pensée pointe son nez. J’essaie de la chasser, mais elle ne cesse de revenir en frétillant de la queue et en quémandant une caresse. Je m’exécute et m’aperçois que c’est une pensée bienvenue. Je ferme les yeux afin de me remémorer la scène. La porte s’ouvre et reste ouverte tandis que Deborah montre son badge et s’écroule. Elle est toujours ouverte quand j’arrive auprès de ma sœur…
… ce qui signifie que quelqu’un d’autre peut très bien avoir été à l’intérieur en train de regarder. En d’autres termes, quelqu’un pourrait bien savoir à quoi je ressemble. Un deuxième type, comme l’a suggéré Coulter. C’est un peu insultant de devoir admettre qu’un crétin comme lui peut avoir vu juste, mais après tout Isaac Newton n’a pas balayé l’idée de la gravité simplement parce que la pomme avait un QI très bas.
Et, heureusement pour mon amour-propre, je suis en avance sur Coulter, parce que je connais peut-être le nom de cette deuxième personne. Nous étions venus interroger un certain Brandon Weiss concernant les menaces lancées contre l’office de tourisme et nous sommes tombés sur Doncevic. Il est donc possible que les deux aient habité ensemble…
Un autre petit train entre en tchoutchoutant dans la gare : Arabelle, la femme de ménage de chez Joe’s, avait vu deux touristes gays avec des caméras. Et j’avais vu deux hommes correspondant à ce signalement en train de filmer la foule aux Fairchild Gardens. C’est le film arrivé à l’office de tourisme qui a mis tout cela en branle chez moi. Rien n’est définitif, mais c’est certainement un joli début, et je suis content de moi, car cela prouve qu’une certaine partie des facultés mentales de CyberDexter reviennent.
Si l’on pousse un peu plus loin, si cet hypothétique Weiss a suivi l’affaire dans les médias, ce qui est fort probable, il doit savoir qui je suis et me considérer comme un interlocuteur intéressant, dans la stricte acception dextérienne du terme. Dextéreuse ? Non, trop proche de dextrose, et cette pensée n’a rien de sucré : elle implique qu’il faudra que je réussisse à me défendre quand il viendra ou si je le laisse faire. Dans un cas comme dans l’autre, ce sera un beau gâchis, il y aura un cadavre et beaucoup de battage médiatique, le tout lié à mon identité secrète, Dexter de Jour, ce que je préfère éviter autant que possible.
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