Robert Carver se tourna vers le colonel des Marines :
— Supposons que nous ayons un feu vert politique. Vous pouvez monter une opération ?
Le colonel des Marines eut une moue dubitative.
— Sir, dit-il, nous avons des photos aériennes de cette zone. Chaque bâtiment peut devenir un blockhaus. Il faudrait des lance-flammes. Même les Israéliens n’y ont pas été.
— Et une opération héliportée ?
— Ces types ont des centaines de RPG 7 et ils savent s’en servir. Sans parler des bi-tubes de 23 mm. Nous risquons de perdre beaucoup d’appareils …
Une explosion toute proche fit trembler les murs. Aussitôt, un klaxon strident se mit à hurler et toutes les lumières s’éteignirent. Arrosage d’artillerie. Quand la lumière revint, les quatre hommes se regardèrent. Découragés. Robert Carver avait allumé un cigare et tirait dessus pensivement.
— Si on demandait au New Jersey d’écraser cette base avec ses tubes de 420 ? proposa Malko.
Chaque projectile transformait en parking un carré de cinq cents mètres de côté. Un mini tremblement de terre.
Robert Carver posa son cigare :
— Même pour détruire un commando suicide, le Pentagone refusera de bombarder un quartier de Beyrouth.
— Si on met des balises radio, on pourrait traiter le problème avec les Phantoms de la VIe Flotte, grâce aux smart bombs [22] Bombes intelligentes, guidées par radio.
. Ils travaillent avec une précision étonnante. Vous avez vu ce que les Schlomos ont fait à Baalbek.
— Et l’Armée libanaise ? avança encore Malko.
— On sait ce qu’elle donne, fit le chef de poste. Il n’y a que la VIIIe Brigade. Des chrétiens. Mais cela provoquera un bain de sang s’ils entrent dans ce quartier. C’est un dédale de galeries, de bunkers, de canons, de missiles sol-air.
L’Américain reprit son cigare et en tira une bouffée, appuyé à la table.
— Pourriez-vous, avec Malko, effectuer une reconnaissance ? demanda-t-il à « Johnny ». Tenter de prendre des photos de ces engins. C’est la première condition pour convaincre l’état-major. En même temps repérer les lieux avec précision. Je sais que je vous demande d’aller vous jeter dans la gueule du loup, ajouta-t-il, mais nous n’avons pas le choix. Il fera nuit dans une heure.
— Aujourd’hui, c’est trop tard, dit « Johnny ». Il faudrait essayer dès l’aube, demain matin.
— Le jour se lève à six heures, remarqua le colonel. En admettant que vous soyez à pied d’œuvre, le temps d’opérer et de revenir, cela nous laisse un temps de réaction très limité.
— Ils auront des moyens radio, objecta Robert Carver. Je vais, dès ce soir, tenter d’organiser toute l’opération. Avec votre collaboration.
— Vous l’avez, dit le colonel. Mais vous allez faire courir un sacré risque à …
« Johnny » semblait absent, comme si cela ne le concernait pas. Malko se dit qu’au point où il en était … De toute façon, ses nerfs étaient dans un tel état qu’il avait avant tout besoin de se détendre, avant de repartir à l’assaut pour cette ultime mission de reconnaissance.
— Nous aurons besoin de protection, remarqua-t-il. Pouvez-vous utiliser votre ami Farouk ?
« Johnny » inclina la tête affirmativement.
— Oui, mais il faut le payer.
— J’ai pas mal d’argent liquide dans le coffre de mon bureau, dit aussitôt Robert Carver. J’emmène Malko et « Johnny ». Mon colonel, je vous recontacte dans deux heures.
* * *
— Arrêtez-moi ici, demanda « Johnny ».
Ils venaient de passer le carrefour de Chatila et se trouvaient en plein quartier palestinien.
— On se retrouve comment ? demanda Malko.
— Je vous appelle à votre hôtel à cinq heures du matin, dit le Palestinien. D’ici là, j’ai beaucoup à faire.
Il sauta de la Chevrolet et disparut dans l’obscurité. Robert Carver soupira bruyamment.
— Sans ce type, vous seriez mort et nous serions dans une merde invraisemblable.
— En effet, remarqua Malko, nous ne sommes plus dans la merde. Il nous reste quelques heures pour arrêter avec des moyens improvisés un attentat préparé depuis des semaines. À part ça …
— Bien sûr ! reconnut le chef de station de la CIA. Mais avec votre chance et votre métier, je suis sûr que vous allez réussir.
— Il y a des tas de gens comme moi qui peuplent les cimetières, dit Malko.
Ils parvinrent à éviter le barrage du musée et vingt minutes plus tard, la Chevrolet déposait Malko au Commodore. Mahmoud était là, heureux comme un chien qui retrouve son maître. Il y avait une note dans la case de Malko. Une certaine Mona avait appelé. Sans laisser de message. Ainsi, la pulpeuse hôtesse de l’air ne l’avait pas oublié. Sous sa douche, en train de se débarrasser de la poussière de ciment infiltrée dans tous ses pores, Malko se mit à penser à elle. Le destin semblait s’ingénier à contrarier leurs rencontres.
Pris d’une impulsion subite, il s’habilla, glissa le 357 Magnum dans la poche de son trench-coat et descendit. Mahmoud se précipita.
— On va encore faire la guerre ? demanda-t-il avec une grimace comique.
— Non, dit Malko, on va à Achrafieh.
* * *
Il fallut à Mahmoud quarante-cinq minutes pour retrouver dans le dédale des petites rues d’Achrafieh l’immeuble où Malko avait déposé l’hôtesse de l’air, le jour de leur rencontre. Déception, il y avait un interphone. Et pas de noms … Par contre l’électricité fonctionnait à nouveau.
Systématiquement, il se mit à appuyer sur tous les boutons, en demandant « Mona ». Au septième, une voix douce répondit :
— Aiwa ?
— C’est Malko.
Silence, puis un éclat de rire léger.
— Mais … Je ne vous avais pas dit de venir. Je vous ai appelé dans la journée. Je suis prise maintenant.
Malko avait encore les tympans vibrant des explosions dans l’immeuble où il s’était trouvé piégé. Cette difficulté supplémentaire piqua encore plus son désir. Puisque Mona l’avait appelé à plusieurs reprises, c’est qu’il ne lui était pas indifférent. Il prit sa voix la plus douce pour dire :
— Je viens de traverser tout Beyrouth pour vous voir.
Vous ne pouvez pas me laisser repartir ainsi. Offrez-moi un verre.
Silence et suspense. Puis enfin la voix de Mona, à demi convaincue :
— Bon. Mais vous ne resterez pas longtemps.
Le ronronnement de l’interphone résonna aux oreilles de Malko comme une musique céleste.
Mona l’attendait sur le pas de sa porte, au septième.
Drapée dans une robe de chambre rouge d’où émergeaient deux longues jambes gainées de gris fumée, juchée sur de hauts talons. Elle accueillit Malko avec un sourire amusé et un peu ironique.
— Je me doutais bien que vous donneriez signe de vie.
Une musique arabe très rythmée sortait d’un électrophone. Mona jeta un coup d’œil à une montre en diamants qui valait dix ans de salaire d’une hôtesse et soupira d’un ton faussement commisératif :
— Décidément, vous n’avez pas de chance … Mon Jules va venir me chercher. Mais nous avons le temps de prendre un verre.
Elle le fixait, l’œil accrocheur, un peu déhanchée, très salope, sûre d’elle.
Devant le regard insistant de Malko, elle finit par baisser les yeux.
— J’ai beaucoup apprécié votre numéro à la soirée, dit Malko.
Elle éclata de rire.
— Lequel ? Quand je dansais ou plus tard …
— Les deux. Pour l’instant, je voudrais que vous dansiez.
Elle le regarda, surprise.
— Que je danse ? Maintenant ?
— Oui.
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