Gérard de Villiers - SAS broie du noir

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— Je veux voir l’endroit où sont tombés les deux hommes, dit Malko.

Au moins, aller jusqu’au bout de sa mission.

Le sorcier approuva vigoureusement, et se relança dans la palabre, trop heureux. Il avait beau être entouré d’hommes armés, il craignait des représailles.

— On ne peut pas y aller ce soir, dit Ann. Si nous voulons, demain il nous conduira à son village. Rendez-vous ici, dès le lever du soleil.

— Dis-lui que s’il nous arrive quoi que ce soit, son village sera rasé, dit Malko.

Ann eut un triste sourire.

— Nous n’avons plus rien à craindre. Il a compris qu’un Blanc vaut plus cher vivant que mort.

Le sorcier s’inclina et repartit d’un pas souple sur la piste, laissant le sac de peau aux pieds de Malko. Les Noirs de son escorte le suivirent et en quelques secondes ils eurent disparu dans l’obscurité.

Basilio remonta dans la Land Rover. Ann fit demi-tour et ils repartirent en silence. Le sac contenant la tête posé sur la banquette arrière près de Malko.

Ils retrouvèrent leur campement avec plaisir. Rien n’avait bougé. En silence, Malko et Ann s’allongèrent sur leurs lits Picot, à l’abri sous la tente.

Les yeux ouverts, Malko laissait vagabonder son esprit. Tous ces risques, toutes ces morts pour la tête racornie d’un homme. Et David Wise qui attendait dans son bureau climatisé de Washington qu’on lui ramène ses deux brebis égarées ! Il avait dû envisager toutes les hypothèses, sauf celle-là.

Décidément, il haïssait l’Afrique. Sauf Ann. Sans elle, il serait probablement mort dans la jungle. C’était une fille formidable.

Elle était étendue sur le lit jumeau. Le photophore les éclairait tous les deux faiblement.

— A quoi penses-tu ? demanda-t-elle ?

— A eux.

Il appréciait sa discrétion. Ann ne lui avait plus posé aucune question sur la provenance des deux hommes qu’ils recherchaient.

Brusquement il s’aperçut qu’il avait envie de la garder près de lui. C’était la première fois qu’il rencontrait une femme à la fois équilibrée, désirable et efficace. A Ann, il pourrait tout dire, elle serait toujours à ses côtés.

— Viens avec moi, dit-il soudain. Nous partirons ensemble.

— Je t’accompagnerai jusqu’au terrain, sinon tu ne trouverais pas. Puis je repartirai chez moi.

— C’est idiot.

— Il faudrait d’abord me racheter à mon père, dit Ann en souriant.

— Combien ?

— Oh, pour moi qui ai déjà servi, ce ne serait pas cher : une vache, deux moutons, dix cuvettes d’émail, des boubous et des pagnes.

Il sauta de son lit et rejoignit Ann, qu’il prit dans ses bras.

— Ce n’est pas cher. Je suis d’accord.

— Je t’encombrerais, après.

Ils restèrent un long moment dans les bras l’un de l’autre à écouter les mille bruits de la nuit II n’y a rien de plus bruyant que la forêt tropicale. Ils n’avaient pas envie de faire l’amour. La tête dans le sac était sous le lit de Malko. A cause des cheveux, il savait que c’était Keenie.

On se serait cru en Suisse dans ces collines verdoyantes. Une Suisse avec des crocodiles et des arbres géants. Et sans autoroute. Depuis la cabane du rendez-vous, ils roulaient sur une piste boueuse, défoncée par les premières pluies. La Land Rover avançait en crabe, les quatre roues crabotées à cinq à l’heure. Plus vite, on patinait et c’était le fossé. C’est-à-dire le retour à pied. Par endroits, des termitières énormes envahissaient la piste.

Les mains accrochées au volant rendu glissant par la sueur et l’humidité, Malko luttait. Si on lâchait une seconde, c’était le poignet cassé. Le messager de la tribu, un minuscule Mosso s’était casé à l’arrière, à côté de Basilio, qui lui jetait de temps en temps un coup d’œil menaçant. Il arrivait tout juste à la ceinture du Tutsi. On comprenait pourquoi, de temps en temps, les Hutus s’amusaient à scier à la hauteur des tibias des Tutsis isolés.

Ils avaient des complexes.

— Regardez !

A travers le rideau des arbres, Ann venait d’apercevoir l’étendue verte du lac Tanganyika.

Elle échangea quelques mots avec le Hutu et annonça :

— Nous arrivons. Le village est au bord du lac.

Effectivement, la piste se transformait en un toboggan boueux plongeant à pic vers l’eau calme et dangereuse. On aurait dit une piste de saut pour ski en Norvège.

Le moteur hurla. Malko rétrogradait en première. En dépit de la manœuvre, la Land Rover accéléra encore. Ann tira le frein à main. Il aurait fallu une ancre.

L’eau se rapprochait. La Land Rover s’était transformée en luge. Au bout, il y avait l’eau verte du Tanganyika avec ses crocodiles. Le Hutu poussa un cri et sauta sur le côté, heurtant au passage le tronc d’un gros manguier.

Il restait 20 mètres avant la rive.

— Ann, sautez, cria Malko.

Elle hurla pour couvrir le moteur :

— Non.

Tanguant comme un bateau ivre, la Land Rover arrivait à la berge. La piste tournait à gauche, s’élargissant en une sorte de place.

Malko braqua à gauche. La Land Rover continua comme si de rien n’était. Puis tourbillonna brusquement, effectuant un tête-à-queue parfait. Le sol n’étant plus en déclivité, les roues avaient mordu. La force centrifuge projeta Ann sur Malko, qui reçut la tête de la jeune femme dans l’estomac. Quant à Basilio, il disparut à l’horizontale en direction des arbres…

Ils étaient arrivés. C’était la place du village. Couvert de boue rougeâtre, le Hutu sauteur rejoignit Malko, coupa le moteur.

Le féticheur était là. Il n’avait plus sa coiffure en plumes de perroquet mais portait toujours son pagne en peau de panthère. Trois autres Hutus étaient assis à croupetons près de lui. Il salua les arrivants et leur fit signe de s’asseoir sur un tronc tenant lieu de banc. Le village était petit. Une vingtaine de cases misérables, en bois, en feuilles et en boue rouge séchée. La plus grande devait appartenir au féticheur. Un masque de terre cuite était accroché au-dessus de l’ouverture ovale. Ce qu’on appelait dans les villages évolués «la paillote culturelle». Malko avait surmonté son dégoût pour venir. Il devait s’assurer qu’aucune trace du satellite ne subsistait.

Très mondain, le sorcier aboya un ordre et un petit négrillon arriva avec un broc contenant du café. On le servit dans des calebasses en cocotier. Puis, sérieux comme un pape, le Noir versa quelques gouttes d’une fiole tirée de sa poche dans son café et fit passer à la ronde. Quand elle arriva à Malko, il eut un haut-le-corps : c’était du liniment Sloan. Ann précisa :

— C’est leur pousse-café. Ils adorent ça.

Même sans liniment, le café était à faire vomir. Malko grignota quelques graines de kapoquier pour se donner une contenance, regardant autour de lui. C’est ici qu’étaient morts Keeney Nasser et Frédéric Ayer. Mangés ! Incroyable ! L’œil bovin, quelques femmes et des vieillards regardaient les étrangers du seuil des cases. Fait étonnant, on ne voyait aucun enfant.

Malko en avait assez.

— Demande-lui de nous montrer l’endroit où sont tombés nos amis, dit-il.

Ann transmit et le sorcier se leva. En file indienne, ils partirent vers le bord du lac. Il y avait une sorte d’embarcadère en bois avec une demi-douzaine de pirogues. Le sorcier s’arrêta et désigna un point du lac à 500 mètres du bord…

— C’est là, traduisit Ann.

Malko regardait de tous ses yeux. L’eau verte était immobile. Pas une ride. Mais la berge marécageuse grouillait de crocodiles.

— Je pourrais aller là-bas ? demanda-t-il.

C’était idiot. Il ne pouvait pas plonger, mais c’était plus fort que lui. De plus ces pirogues semblaient abominablement instables.

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