En sortant de l’ambassade, Kovask se dirigea vers la National Géographie Society. Il obtint de rencontrer un certain Richardson, directeur du département de géodésie aérienne et spatiale, un homme aux cheveux blancs et au teint rosé.
— Ce pauvre Harvard… Aller se faire assassiner si bêtement. Un crime crapuleux ? Je ne sais pas. Peut-être une histoire de mœurs. Un type si bizarre…
Kovask commença par trouver Richardson assez répugnant. On n’avançait pas de telles méchancetés à la légère.
— Pour moi, il aura embarqué un jeune et… Enfin, vous me comprenez. Une fille ne l’aurait pas tué.
Puis-je rencontrer ses collègues ?
— Je vais les faire appeler.
— Inutile de vous déranger, je vais aller les trouver. Je vous remercie infiniment…
L’autre se dressait, marchait vers la porte.
— Mais laissez-moi…
— Je veux les voir seuls. Désolé, mais ceci est très important, me comprenez-vous ?
— Parfaitement, articula péniblement Richardson.
Heureux de ce contretemps, les subordonnés de Harvard entourèrent Kovask dès qu’il leur eût expliqué le motif de sa visite.
— La police nous a déjà interrogés, dit miss Jane, mais nous n’avons pu dire grand-chose. Campus, je veux dire M. Harvard, ne parlait pas beaucoup et on ne connaissait pas sa vie privée.
— Oui, dit un petit type rigolard. Il n’y avait aucun contact entre nous et lui. Pas un mauvais type, mais à part son travail… D’ailleurs, il était très fort.
— Ça, c’est vrai, dit un troisième plus âgé, et sans lui le département aurait été confié à quelqu’un d’autre… S’il avait été plus intransigeant, moins timide.
Kovask s’installa au bureau d’Harvard, fouilla dans les tiroirs.
— De quoi s’occupait-il en ce moment ?
Les autres se regardèrent avec indécision.
— Exactement… Nous venions de terminer l’exécution d’un plan de travail et il devait en préparer un autre.
— N’était-il pas intéressé par l’Amérique du Sud ? dit-il négligemment.
Miss Jane réagit sur-le-champ :
— Mais si, justement. Il travaillait sur des photographies du S.A.C. et il avait demandé des réductions de documents au chef des travaux… Mais je me souviens des documents en question.
Elle fonça vers le fichier, clama joyeusement :
— Ils sont encore en place.
Puis elle se dirigea vers le classeur mentionné, prit un dossier, l’ouvrit et resta coite.
— Mais il est vide.
— Vous êtes sûre ?
— Regardez.
— Mais pourtant, le fichier…
Seul, Kovask se taisait. Harvard avait dû faire disparaître les preuves de sa culpabilité Pour poursuivre, il faudrait contacter le Stratégie Air Command, c’est-à-dire alerter en même temps la C.I.A.
— Je ne comprends pas, murmurait miss Jane…
— Une erreur de classement ?
— Dans ce cas, fit-elle avec découragement, il faudra bouleverser tout ça. Des milliers de dossiers.
D’un geste ample, elle désignait les classeurs. Il lui tapota gentiment sur l’épaule :
— Aucune importance. Si, à l’occasion, vous remettez la main dessus… Je téléphonerai de temps en temps.
Le chef des travaux, seul, paraissait regretter sincèrement Harvard.
— Nous sommes entrés ensemble ici et c’était un bon copain. Oh ! pas du genre à payer un verre à la sortie, mais pour vous rendre service il était toujours prêt !
— Vous souvenez-vous de ces réductions de photographies qu’il vous avait demandées ?
— Bien sûr. C’était un bûcheur et un intuitif. Il aurait dû être à la tête de ce département.
— Il ne vous reste rien de ces réductions ?
L’autre sourit, découvrant une multitude de dents en or.
— Rien. C’est interdit. Les documents rejoignent vite leurs dossiers. C’est normal, non ?
Kovask se mordait la lèvre, se demandant comment il pourrait y arriver quand même.
— En dehors du boulot, vous le fréquentiez ?
— J’aurais bien aimé, mais sa femme… Oh ! pas méchante, mais molle… Décourageante… Capable de passer la soirée avec vous sans dire deux mots. La mienne, ça ne lui plaît pas… Alors…
— Merci.
Dans la grande salle, il s’approcha du fichier, sourit à miss Jane pour qu’elle le rejoigne.
— Il y a les références au sujet de ces photographies ?
— Les nôtres, oui. Voyez : N.A.S.A., ou bien S.A.C., ou bien encore Navy… Mais pour savoir d’où elles viennent exactement… Peut-être, M. Richardson…
Le directeur paraissait de mauvaise humeur. Il ne consentit à parler qu’à regret.
— La N.A.S.A., le S.A.C. ne nous donnent pas tellement d’indications. Sur les photos, il y avait l’heure, les relevés géographiques, évidemment.
— Avez-vous des fois eu besoin de doubles ? Il leva les bras au ciel.
— On y a renoncé. Cela paraissait suspect, ou bien on nous demandait des mois.
— Alors, à l’arrivée, vous les établissiez vous-même ? Richardson soupirai :
— Oui, dans le mois qui suivait, mais je crois que Harvard n’y a nullement songé. Je vous le dis, il était bizarre et…
Pas songé ? Un oubli volontaire, certainement, pour rester le seul possesseur du secret. La route secrète Fidel Castro. L’équivalent de la piste Ho Chi-minh multipliée par trois ou quatre. Une importance énorme. En quelques mois, l’Amérique du Sud pouvait se trouver à feu et à sang, avec des armes chinoises ou russes débarquées en un point secret et acheminées à toute allure vers le centre du continent. De quoi bouleverser des dizaines de millions d’habitants.
Il prit congé de Richardson, et se préoccupa de trouver une cabine téléphonique pour avertir le commodore Gary Rice du peu de résultat de ses démarches.
— Le plus grave, c’est cette histoire de photographies… Si nous sommes obligés de nous adresser au SAC, la C.I.A. sera alertée immédiatement.
— Mais ne rien faire, c’est courir le risque de reculer pour mieux sauter, et s’assurer ensuite le triomphe de la C.I.A. qui ne manquera pas de flétrir nos atermoiements.
— Je vais aller voir Mrs Harvard. Ensuite, je reviendrai vous voir. Au fait, Marcus Clark est disponible, m’avez-vous dit ? Envoyez-le du côté de l’ambassade. Qu’il surveille un certain Carmina, José Carmina. Une idée qui vient de me venir.
— Il va être ravi d’apprendre que vous l’envoyez jouer les flics, conclut le commodore.
* * *
Un mouton gras et indolent, ce fut l’impression que lui procura la vue de Mrs Harvard lorsqu’elle vint lui ouvrir la porte. Elle tenait une revue de cinéma à la main et portait sur elle une odeur de bière et de charcuterie.
— Encore ! dit-elle en gémissant. Mon mari est à la morgue de la police et j’ai été interrogée au moins dix fois. Entrez quand même.
Le bungalow n’était pas très bien tenu. Il demanda à voir le bureau du géographe, certain de ne rien trouver d’intéressant. Il fouilla les tiroirs, les classeurs, tandis qu’elle le regardait d’un air endormi.
— N’avez-vous pas vu une carte photographique de l’Amérique du Sud ? Elle représentait le nord de ce continent, la Colombie et le Venezuela.
— Je ne sais pas, dit-elle. Je ne mets jamais les pieds dans cette pièce, même pas pour le ménage. Carl ne voulait pas. Les policiers ont fouillé partout. Ils cherchaient autre chose.
— Quoi donc ?
Elle prit un air idiot en se dandinant comme une petite fille émoustillée :
— Des livres ou des revues pornographiques. Ils pensaient que Carl avait été victime de ses vices… Vous pensez… Je le connaissais, moi… Il ne pensait qu’à son travail. Ils n’ont rien trouvé, évidemment.
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