— Oui, à condition de partir de la côte nord de Colombie. Mais, c’est dur. Contrôle des guérilleros qui ne sont pas toujours tendres. On saute d’un côté à l’autre de la frontière. Des Colombiens aux Vénézuéliens, puis aux Colombiens, l’Equateur et le Pérou. Mais avant d’être dans ce dernier pays, vous pouvez y avoir laissé la peau. Voyage en compagnie de trois escorteurs au moins.
— Mais la paye ? insista Marcus.
— Un forfait. Au retour, vous ramenez du minerai rare et surtout de la cocaïne.
— Quel trafic ! s’étonna Marcus Clark. Le clandestin est presque aussi important que l’officiel, alors ?
L’Anglais approuva :
— Tu ne crois pas si bien dire. Les Indiens, tous les révoltés travaillent pour les maquis qui groupent les marchandises et les échangent contre des armes, des explosifs et de l’essence.
— De l’essence ?
— Paraît que, plus tard, des véhicules blindés et même des avions suivront, mais ce n’est peut-être qu’un coup de la propagande castriste.
Il but un coup de bière.
— Chaque voyage peut vous rapporter deux ou trois mille dollars chacun, mais attention, il dure bien quinze à vingt jours, parfois des mois.
— Mais comment le sais-tu ?
— Un copain. Nous devions recommencer l’expérience ensemble, mais il a eu un accident et s’est tué.
Kovask se pencha en avant :
— Pourquoi ne prennent-ils pas des types du pays et non des Blancs ?
— Ils en prennent, mais ça ne suffit pas. Il leur faut des durs, des gars habitués à lutter et surtout des apatrides. Mais pas de Ricains. Ça se comprend.
Les deux officiers de marine se regardèrent.
— Pourquoi pas, après tout, dit Kovask.
— Attention, murmura Rowood. Ce n’est pas du gâteau. Vous êtes surveillés tout le long du chemin. Il y a des difficultés énormes. La traversée des rios est épouvantable, paraît-il. Parfois, ils ont construit un radier invisible d’avion parce que sous cinquante centimètres d’eau. Mais le courant y est terrible. Ça glisse et il n’y a personne pour vous aider. La piste ne servira à fond que le jour où la bagarre sera déclenchée, mais pour l’instant un camion ou deux par jour environ. Marcus souriait :
— Et le bureau d’embauche ? Rowood hésitait.
— Ecoutez, les gars : je ne sais pas qui vous êtes, et je m’en fous. Je ne sais pas ce que vous cherchez exactement.
Un vent de panique souffla, mais les deux agents de l’O.N.I. surent rester impassibles.
— Tout ce que je sais, c’est que vous m’êtes sympathiques et que je ne voudrais pas faire votre malheur. Mais vous êtes assez grands pour vous débrouiller.
Sa voix baissa d’un cran :
— Il faut aller en Colombie, à San Antonio. Un petit port sur l’Atlantique, à cent quatre-vingts miles de Barranquilla. Là-bas, vous demanderez un certain Huchi. Il a une entreprise de transport. Vous lui direz que vous venez de la part de l’Ecossais. Ce n’est pas moi, mais mon copain qui est mort. Mc Honey. Je pense qu’à partir de ça, vous ferez affaire. Mais restez sur vos gardes. Si jamais il ne vous avait pas à la bonne, Huchi vous fera descendre sans plus de façons. Dans ce patelin, il est le roi, et même la police ne se mêle pas de ses affaires.
Il vida sa bouteille de bière.
— C’est tout. Faites-en ce que vous voudrez. Moi, je vais au lit.
Se levant, il ne quitta pas tout de suite la table.
— Et gaffe pour demain ! Roy ne va pas laisser passer l’histoire de ce soir. Vous feriez mieux d’aller ensemble. L’un conduira pendant que l’autre surveillera les parages.
Les autres chauffeurs devaient se douter de quelque chose, car l’atmosphère était plus tendue que d’habitude. Les autres jours, les vacheries se succédaient sans hargne ni méchanceté. C’était chacun pour soi, même si on écrasait les autres au passage. Mais, ce jour-là, tout était changé, et les deux amis avaient l’impression qu’ils n’échapperaient pas bien longtemps à la catastrophe. On savait qu’ils avaient provoqué Roy, et les autres camionneurs regrettaient l’armistice de plusieurs semaines qui venait d’être aussi bêtement rompu. Les mêmes qui auraient volé à leur secours s’ils les avaient vus en difficulté avec Roy la veille. Mais ici, on ne pensait jamais aux conséquences directes avant, mais après. On leur en voulait à mort et chacun craignait de voir apparaître les guérilleros ou d’entendre les détonations des mortiers.
— Pas folichon, dit Marcus, installé à droite, le bras à la portière, le pistolet fauché à Roy à portée de la main. Ce couillon avec son Willis a bien failli nous envoyer à dame. On aurait dû prendre le gros tank de Rowood.
Kovask conduisait les mâchoires crispées. La fin de semaine s’annonçait moche, très moche. Mais, pour conserver leur couverture, ils devaient jouer le jeu, se faire passer pour des durs cherchant à sauver la face avant de se retirer.
— Dis donc, Rowood, son rôle ? dit Marcus.
— Je ne peux rien dire.
— Curieux, qu’il soit si bien renseigné.
— Je parie qu’il y en a une demi-douzaine d’autres qui le sont aussi bien sur le chantier.
— Possible, mais avoue que nous sommes tombés juste tout de suite. Il aurait fallu drôlement chercher, sinon.
Kovask se rangea derrière la file qui attendait de passer au remplissage. Cela faisait la cinquième fois depuis l’aube et, chaque fois, ils avaient un peu d’appréhension. Les pires accidents pouvaient alors arriver. Il suffisait que le conducteur du bulldozer pousse une quantité énorme de terre pour engloutir la cabine et ses passagers. Une petite erreur de calcul…
— Je surveille, dit Marcus, sautant à terre, une cigarette à la bouche.
Il prit un peu de champ, se retourna pour croiser les regards lourds des autres chauffeurs. Ces imbéciles-là devaient avoir une clé anglaise ou une manivelle à portée de main et, au moindre incident, ils se rueraient sur eux.
Les camions étaient remplis en quelques secondes, sauf les plus gros pour lesquels le bull devait accomplir deux voyages. En arrière, deux pelleteuses attaquaient la montagne avec ardeur pour fournir la terre en quantité suffisante. Un bulldozer plus petit allait et venait pour la repousser vers le gros.
Un instant, il détourna la tête pour regarder un camion en panne à l’arrière de la file. Lorsqu’il reporta les yeux vers le G.M.C., il aperçut la grande lame du bull qui se levait, menaçante, au-dessus de sa cabine. Il se mit à courir en hurlant et Kovask l’entendit. Il lui fit signe de se baisser au moment même où le coin de la lame s’abattait sur la cabine.
Il y eut un déchirement de tôles et cinquante centimètres de lame disparurent à l’intérieur. Kovask, qui venait de s’aplatir sur les sièges, vit le coin luisant d’acier à quelques centimètres de son nez. Le machiniste essayait de relever son outil. Marcus assista à une chose assez extraordinaire. Le G.M.C. suivit le mouvement, se souleva d’un demi-mètre avant de se détacher et de retomber lourdement.
Le lieutenant ouvrit la porte, vit Kovask lui sourire :
— Rien ?
— Intact !
— Le salaud !
Avant que le Commander ait pu le retenir, Marcus avait grimpé sur le moteur, puis sur la cabine. D’un saut, il avait franchi la brèche énorme dans le toit, courait sur la terre grasse. Le conducteur ne l’avait pas vu venir. Comme si ce n’était qu’un simple incident, il refoulait de nouveau la terre en direction du G.M.C. Marcus dut contourner l’énorme masse rougeâtre en mouvement.
Le conducteur, un Colombien plein de poil et métissé d’Indien, le découvrit en train d’escalader son engin. Sa stupeur et sa frousse le clouèrent sur place. Juste au moment où la terre tombait dans la benne, il reçut son premier coup. Il n’eut que le temps d’immobiliser le bull. Marcus le tira avec une force inouïe, le balança à terre. Le Colombien roula sur le dos, essaya de se remettre à quatre pattes pour se relever, mais reçut le poids de Marcus sur les reins et poussa un hurlement terrible.
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