— Ne l’approchez pas ! avertit Malko, c’est peut-être un piège. Elle a enduit ses lèvres de poison. Si elle avait embrassé Viktor Iouchtchenko, il n’aurait survécu que quelques minutes.
Evgueni Tchervanienko le fixa, incrédule.
— Mais comment avez-vous deviné ?
— Une coïncidence, fit Malko. Je vous expliquerai.
* * *
Nikolaï Zabotine roulait en direction de Dniepro-petrovsk. Brisé. Il avait toujours eu horreur de perdre ses agents, et celle qui venait de tomber au service de la rodina avait été une de ses meilleures élèves. Il n’avait pas pu prendre le risque de l’emmener, mais il reverrait toujours sa silhouette orange sur le quai. Il était sûr qu’avant de se suicider, elle lui avait pardonné. C’était un moment qu’il n’oublierait jamais.
Seulement, il fallait préserver les intérêts supérieurs de son pays.
Sa vision se brouilla et il eut l’impression qu’il se mettait à neiger. Mécaniquement, il mit les essuie-glaces, qui se mirent très vite à grincer. Ce n’étaient que quelques larmes qui brouillaient sa vue. Il n’en eut pas honte.
* * *
Les fusées du feu d’artifice se bousculaient dans le ciel, retombant en gerbes multicolores sur la foule encore massée sur la place de l’Indépendance. Viktor Iouchtchenko, à près de deux heures du matin, était venu saluer ceux qui campaient sur cette place depuis des semaines, dans le froid et les intempéries. Il était reparti mais ses partisans n’arrivaient pas à se disperser, buvant et chantant, se congratulant dans une grande hystérie orange. Malko buta presque sur un corps étendu, une bouteille de vodka encore à la main.
Kiev ne dormait pas, comme si la ville avait voulu prolonger une soirée unique.
Malko regarda dans le fond la masse grise de l’hôtel Ukrainia qui, lui, n’était pas éclairé, comme une statue du Commandeur, témoin de temps révolus.
— Malko !
Il se retourna. Evgueni Tchervanienko l’avait retrouvé là où ils s’étaient donné rendez-vous, au pied des haut-parleurs. Irina était verte de froid.
— Le Président vous transmet ses chaleureux remerciements, dit l’Ukrainien. Vous avez déjoué un complot diabolique. Un médecin a examiné cette femme. Ses lèvres étaient recouvertes d’un film plastique très fin, transparent et imperméable, sur lequel était appliqué un rouge à lèvres imprégné d’un poison violent que nous n’avons pas encore identifié.
— C’est vraisemblablement de la ricine, avança Malko. Cela agit un peu moins vite que le cyanure. Ce qui aurait permis à cette femme de disparaître avant les premiers symptômes. Son chef de mission l’attendait dans la voiture que nous avons vue démarrer, en face de L’Amour. Très probablement un Russe.
— Nous allons essayer d’identifier la morte, promit l’Ukrainien, mais cela sera difficile. L’identité qu’elle avait donnée pour venir travailler comme bénévole est fausse. On ne sait même pas où elle habitait, elle n’avait aucun papier sur elle. Il reste les empreintes digitales…
Malko secoua la tête.
— Je pense que c’est une Russe. Les empreintes ne mèneront nulle part. Ceux qui ont organisé cet attentat ne pouvaient pas imaginer que je la rencontrerais par hasard à l’aéroport.
— Elle avait prétendu être ukrainienne et parlait parfaitement notre langue…
— Bien sûr.
Evgueni Tchervanienko posa la main sur l’épaule de Malko.
— Nitchevo. Elle reposera dans un cimetière de Kiev.
— Elle a préféré se suicider plutôt que de se laisser prendre, remarqua Malko. Elle mérite le respect.
Comment une aussi belle femme pouvait-elle agir ainsi ? Cet incident prouvait en tout cas une chose : les Services russes étaient encore puissants et motivés.
— Venez, fit Tchervanienko, il y a une grande fête à la Maison de l’Ukraine.
Ils s’y rendirent à pied, dans un froid glacial. La place de l’Europe était noire de monde bien qu’il soit presque trois heures du matin. Quelques fusées du feu d’artifice partaient encore ça et là. À l’intérieur de la Maison de l’Ukraine, on buvait et on mangeait encore, dans une immense rotonde, au son d’un orchestre de danse.
— J’ai envie de danser, fit Irina.
Malko l’entraîna sur la piste, et elle se serra contre lui, sa veste de tailleur ouverte.
— Je me souviendrai toute ma vie de cette soirée, dit-elle. C’est le début de la vraie liberté pour mon pays… Nous avons été plus forts que la puissante Russie. Un peu grâce à toi.
Quand ils ressortirent de la Maison de l’Ukraine, il y avait encore du monde sur la place. Malko leva les yeux vers le ciel noir que n’éclairait plus aucun feu d’artifice. Quelques fusées partaient encore de Khres-chatik. Il avait l’impression de se retrouver des années en arrière, au plus fort de la guerre froide. L’épisode qu’il venait de vivre en était le dernier soubresaut.
Aveuglé par son étroitesse d’esprit de silovik, Vladimir Poutine n’avait pas vu venir le vent de la liberté.
— J’ai froid, dit Irina.
Malko arrêta une voiture dont le conducteur était emmitouflé dans une écharpe orange. La radio vomissait des chants ukrainiens. Malko se glissa sur le siège défoncé. Soudain, la fatigue tomba sur ses épaules. La réaction à la tension nerveuse. Tandis qu’ils roulaient vers Tarass-Sevchenko, il se demanda qui conduisait la voiture chargée de recueillir la meurtrière de Viktor Iouchtchenko. Il ne le saurait probablement jamais.
Épuisée, Irina s’était endormie sur son épaule. Il était cinq heures dix du matin.
Une voiture les croisa, glaces ouvertes malgré le froid, ses occupants brandissant des portraits du nouveau président.
Achevé d’imprimer sur les presses de
BUSSIERE GROUPE CPI
à Saint-Amand-Montrond (Cher) en avril 2005
Mise en pages : Bussière
Éditions Gérard de Villiers
14, rue Léonce Reynaud — 75116 Paris Tél. : 01-40-70-95-57
— N° d’imp. : 50662. — Dépôt légal : avril 2005.
Imprimé en France