Accompagné d’Irina, il se mêla à la foule qui grouillait au pied de l’escalier. Dix minutes plus tard, il repéra le blondinet au T-shirt rouge qui dévalait l’escalier, disparaissant dans un couloir du rez-de-chaussée. Malko ne le suivit pas et cinq minutes plus tard, son pouls s’envola… Le garçon au T-shirt rouge venait de réapparaître, suivi de quatre hommes massifs, qui, tous, arboraient écharpes, bonnets et badges orange ! Des têtes de tueurs, le regard acéré. Malko nota qu’ils s’engageaient dans l’escalier, un à un, se mêlant aux gens qui montaient. Le blondinet fermait la marche. Dès qu’ils eurent disparu, il regagna le bureau de Tchervanienko.
— Ils sont arrivés ! annonça-t-il ; et se mettent en place.
* * *
L’excitation avait encore monté d’un cran ! Des résultats venaient d’apparaître sur les deux écrans de télévision suspendus de part et d’autre de l’estrade :
«À minuit quarante-cinq, le candidat Iouchtchenko devance, avec 62,16% des voix contre 33,35%, son adversaire Ianoukovitch ! 10532013 voix contre 5650862.»
La foule hurla. Des gens brandissaient des bouteilles de Champagne de Crimée qu’ils buvaient au goulot, d’autres agitaient des écharpes en vociférant «louchtchenko, tak ! » C’était du délire. Il ne manquait qu’une chose : le héros du jour. Malko, debout à gauche de l’estrade, collé par la foule contre Irina, observait deux des tueurs noyés dans la foule, non loin de lui. Eux aussi applaudissaient à tout rompre. Irina se pencha à son oreille.
— C’est impossible, des résultats pareils !
Les écrans venaient de s’éteindre, tandis que trois personnages, affublés de masques de Vladimir Poutine, Leonid Koutchma et Viktor Ianoukovitch, commençaient sur l’estrade des sketches qui firent hurler de rire l’assistance… Malko consulta anxieusement sa Breit-ling. Une heure moins cinq. Viktor louchtchenko ne devrait plus tarder. L’atmosphère était de plus en plus électrique, les gens s’interpellaient, l’oreille collée à leur portable, échangeaient des informations plus ou moins fantaisistes.
Depuis l’arrivée des quatre tueurs, Malko était euphorique. Sa manip’ avait fonctionné ! Il aperçut la haute silhouette d’Evgueni Tchervanienko qui fendait la foule dans sa direction.
— Je viens de joindre le Président, annonça le chef de la sécurité. Il veut que ces types soient neutralisés pour que son discours ne soit pas perturbé par un incident. N’oubliez pas qu’il y a toutes les télévisions du monde ici… Je suis obligé d’obéir. J’ai prévenu mes hommes.
Moi, je m’occupe du petit salaud…
Il replongea dans la foule. Quelques minutes plus tard, Malko vit surgir une demi-douzaine de vigiles, style bûcherons. En un clin d’œil, ils eurent entouré les deux hommes qui se trouvaient non loin de Malko. Ils y eut tout juste une bousculade, puis ils furent prestement emmenés, pratiquement sans toucher terre. Seuls leurs voisins proches devinèrent quelque chose d’anormal.
Malko observa une brève bousculade de l’autre côté de l’estrade et tout rentra dans l’ordre. Les «Guignols» locaux avaient laissé la place à un groupe folklorique, qui entonnait la chanson à la mode Veseli yaitsia v sham-panskomu, la ritournelle des élections.
Des cris « Iouchtchenko ! » commençaient à fuser de partout. Alexandre Vichenko, le chef de campagne de Viktor Iouchtchenko, prit le micro et annonça :
— Nous avons gagné !
Les hurlements furent tels qu’il put à peine continuer.
— Le Président est en retard. Patientez ! Un cri sortit de centaines de poitrines :
— Iouchtchenko za narod Malko tira Irma par la main.
— On va voir en bas ce qui se passe.
* * *
Il y avait du sang plein le mur du bureau d’Evgueni Tchervanienko. Celui du blondinet au T-Shirt rouge. Lorsque Malko pénétra dans la pièce, le chef de la sécurité venait de le relever d’une seule main, la gauche, et d’écraser son poing droit sur ce qui restait du visage du «traître». Avec la force d’un marteau-pilon. Le nez écrasé, les arcades sourcilières explosées, les lèvres éclatées, les dents brisées, le sang dégoulinant sur son cou et son T-shirt, le blondinet ne manifestait aucun signe de vie. Un pantin désarticulé.
Evgueni lui asséna un ultime coup de son énorme poing qui sembla lui traverser la tête et se retourna vers Malko.
— Cet ebeny a avoué ! Il a touché 20 000 hrivnas.
Il lâcha le blondinet, qui tomba par terre, comme un tas de chiffons.
Irina, livide, murmura :
— Bolchemoi !
— Vous allez le tuer ! remarqua Malko. Laissez-le.
— Tak, grogna Evgueni Tchervanienko, en expédiant un ultime et formidable coup de pied dans la forme gisant à ses pieds, qui ne gémit même pas.
L’Ukrainien fit un pas en avant et emprisonna Malko dans ses bras puissants. Il le serra de toutes ses forces contre lui et Malko sentit ses côtes craquer.
— Vous avez sauvé le Président ! fit l’autre, la gorge nouée par l’émotion.
Il y avait des larmes dans ses yeux.
Le regard de Malko se posa sur le bureau où étaient alignés des portefeuilles, de l’argent et quatre poignards à la lame courte et triangulaire, au manche recouvert de caoutchouc. Des armes de tueurs professionnels. Evgueni Tchervanienko en prit un et une feuille de papier dans l’autre main. Sans effort, il coupa le papier en deux. La lame était aiguisée comme un rasoir.
— Ils en avaient un chacun ! fit-il sombrement.
Venez.
Malko le suivit dans la pièce voisine. Les quatre hommes étaient allongés sur le sol, à plat ventre, les poignets menottes dans le dos, les chevilles entravées. Evgueni Tchervanienko s’approcha de l’un d’eux et lui expédia un violent coup de pied en pleine tête.
— C’est le natchalnik. Il s’appelle Bulakh.
— Qui sont-ils ?
— D’anciens berkut au chômage. Ils ont été recrutés par un type dont ils ne connaissent que le prénom, sûrement faux, Vlad. Ils ignorent s’il est russe ou ukrainien.
On leur a promis 100000 hrivnas à chacun s’ils tuaient louchtchenko.
— Mais ils étaient sûrs de se faire prendre…
— Bien sûr, mais si Ianoukovitch était passé, ils auraient été discrètement libérés dans quelques mois.
— Ils venaient vraiment du Donetz ?
— Non, la plaque était fausse. Ils viennent tout simplement d’Osogorki où ils habitent.
— Qu’est-ce que vous allez leur faire ?
— Les garder ici bien au chaud jusqu’à ce que Viktor louchtchenko soit officiellement élu. Si je les remets à la Milicija maintenant, ils les libéreront… Venez, on va fêter ça.
Ils regagnèrent le bureau. Irina, accroupie, essuyait le sang du blondinet qui faisait peine à voir. Evgueni Tchervanienko lui lança :
— Ne salissez pas vos mains avec cette vermine et venez fêter la victoire ! Si le Président ne me l’avait pas interdit, je lui aurais cassé tous les os.
Il avait déjà bien commencé… Il ouvrit un réfrigérateur et en sortit triomphalement une bouteille de Champagne français, du Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, qu’il brandit sous le nez de Malko.
— Je l’avais gardée pour la fin de la soirée, mais on va la boire maintenant.
Le bouchon sauta joyeusement et, même s’ils n’avaient que des gobelets en carton, les bulles pétillaient quand même…
— À la liberté ! lança Evgueni Tchervanienko. À la nouvelle Ukraine ! Que Dieu protège Viktor louchtchenko.
* * *
Nikolaï Zabotine coupa la communication de son portable, le cœur en fête. Le coup de fil qu’il venait de recevoir d’un de ses agents noyé dans la foule orange de la permanence de Viktor Iouchtchenko avait dissipé d’un coup toutes ses angoisses. Les choses s’étaient déroulées exactement comme prévu. À un détail près, qui ne changeait pas grand-chose.
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