Il avait promis d’appeler Malko le lendemain, pour le rendez-vous avec le chah. Il ne restait plus à Malko qu’à se tourner vers le fidèle Derieux. Sans prendre la peine de lui téléphoner, il sauta dans un taxi et se fit conduire chez le Belge.
Celui-ci vint ouvrir, toujours escorté de son molosse. Avant même que Malko lui ait dit bonjour, il l’interrogea :
— Vous avez bien envoyé un câble hier ?
— Oui. Pourquoi ?
— Il n’est pas parti. Ordres supérieurs. J’ai su cela par mes informateurs à la poste.
Ça promettait !… Malko décida d’oublier ses soucis pour quelques heures, avec le Moët et Chandon de contrebande de Derieux.
Étendu sur son lit, en chaussettes et slip, Malko grillait la dernière cigarette de son paquet. Tout allait mal. La bonne de l’étage avait à moitié carbonisé le beau complet d’alpaga, en faisant semblant de le repasser. De noir, il était devenu presque roux. Malko s’en était étranglé de rage. Avec amour et un chiffon mouillé, il avait passé une bonne demi-heure à tenter de limiter les dégâts. Mais le pantalon ne serait plus jamais le même.
Après le petit déjeuner, il avait avisé une brune splendide qui errait seule dans le hall. Il avait réussi à engager la conversation, pour se la faire soulever cinq minutes plus tard par un géant barbu – son mari – qui la lui avait presque arrachée du bras.
La visite à Rhafa ne s’était pas mieux passée.
Le fonctionnaire n’était même pas là ; Malko avait été reçu par un de ses sbires, absolument terrorisé, qui lui avait juré que M. Rhafa avait d’autres soucis dans l’existence que d’obtenir une audience de Sa Majesté pour Son Altesse Malko Linge. Certainement demain, au plus tard après-demain… C’était le meurtre ou le haussement d’épaules. Malko avait choisi la seconde solution par flemme. Quant au minuscule Alah, le ministre de la Cour, il était introuvable… Après l’éternelle tasse de thé, Malko était ressorti, dégoûté du palais blanc.
Il avait essayé de joindre de nouveau Derieux. Le Belge était absent pour la journée, vaquant à de mystérieuses besognes. Impossible de joindre l’ambassade au téléphone. Toujours occupé. Malko avait tourné dans sa chambre toute la journée, comme un lion en cage. De la révolution, il ne restait que le couvre-feu. S’il n’y avait pas eu le plan de feu trouvé sur le cadavre de l’Américain, dont aucun journal n’avait parlé, et les dollars, Malko aurait pu se dire que nul danger n’existait plus, qu’il pouvait rentrer tranquille à Washington. Mais il savait que Khadjar n’avait pas déclenché pour rien ces émeutes. Il était sûr maintenant que le prochain pas serait l’élimination du chah, ce qu’il devait justement empêcher. Mais comment ? Il venait de se fixer une limite : s’il ne parvenait pas à voir le chah dans les deux jours, il prendrait le premier avion pour Washington, pour aller expliquer la situation.
La nuit tombait. De sa fenêtre, Malko vit s’allumer les premières lumières de la ville. Dans deux heures la voiture de Tania Taldeh viendrait le chercher. Agréable détente en perspective ! Du coup, il passa dans sa salle de bains et se frictionna tout le corps à l’eau de toilette française. Puis il se brossa les dents avec rage. Haleine fraîche et bonne odeur sont les deux principaux attraits du séducteur, c’est bien connu. Qui sait, il pourrait peut-être glaner des informations intéressantes, à cette soirée !
Il finissait de s’habiller quand le téléphone sonna. C’était Derieux.
— Je suis en bas. Je monte vous dire bonjour.
Il raccrocha immédiatement. Cinq minutes plus tard, il frappait à la porte.
— J’ai des nouvelles assez curieuses, dit-il tout de suite. Les armes de Van der Staern n’ont pas été perdues pour tout le monde…
— Ah ?
— Oui, j’ai vu des amis qui revenaient de la région d’Ispahan. Ils ont été en contact avec les tribus qui se baladent dans la région. Or, ces tribus viennent de recevoir un armement qui ressemble à s’y méprendre au nôtre. Et elles s’attendent à s’en servir assez vite. Pour le moment, elles se font la main sur les caravanes isolées et sur les petits villages. À tel point qu’on a dû en pendre deux ou trois qui exagéraient…
— En quoi est-ce que cela concerne notre histoire ?
Derieux rit.
— C’est pas compliqué. D’abord, ces tribus portent le nom de notre cher général Khadjar et lui sont toutes dévouées. On a le sens de la famille, dans ce pays. Ensuite, il y a cinquante ans, le père du chah actuel les a désarmées, parce qu’elles en faisaient un peu trop à leur tête en coupant celles des autres. Alors vous pensez bien que si Khadjar leur rend leur honneur et le moyen de se défendre, elles se feront une joie de l’aider à pousser affectueusement le chah vers la sortie. D’autant qu’au passage elles en profiteront pour faire la loi aux autres tribus qui, elles, n’ont toujours pas d’armes… Vous pigez ?
— Parfaitement. On dirait que ça se dessine. Je me demande ce que je suis venu faire dans ce méli-mélo.
— Encore une chose, fit Derieux.
— Une mauvaise nouvelle ?
— Ça dépend pour qui. On parle d’une tentative de liquidation du chah, très bientôt, c’est-à-dire dans deux jours, à l’occasion de la grande fête de gymnastique qui aura lieu au stade Asrafieh. Ce qui n’aurait rien d’étonnant, car le chah se montre rarement.
— Vous avez des précisions ?
— Rien. C’est un vague tuyau. Vous savez, ici, c’est dur de faire du renseignement précis ! Ça peut vous paraître incroyable, que je puisse savoir qu’on tentera d’assassiner le chah, mais si ça se trouve on le lui a dit aussi, et il a haussé les épaules. Ou il ne se passera rien du tout, comme d’habitude. Pourtant il y a un détail bizarre : le type qui m’a dit cela vient d’envoyer toute sa famille en Europe. Comme s’il craignait un vrai coup dur…
Malko hocha la tête :
— Ça ne m’étonne pas. Écoutez ce qui m’est arrivé…
Il lui raconta la visite du Russe et la mauvaise plaisanterie de la farine explosive.
— Qui tire les ficelles derrière tout cela ? À force de se faire des entourloupettes, ils ne le savent peut-être plus eux-mêmes. Appelez-moi demain matin. Nous irons ensemble voir cette canaille de Rhafa. J’ai des arguments que vous n’avez pas.
— Quoi donc ?
— Des films. Rhafa s’intéresse beaucoup à un certain genre de cinéma… – Il eut un clin d’œil égrillard. – Vous voyez ce que je veux dire. À l’occasion, il ne dédaigne pas de faire un peu de figuration, sinon intelligente, du moins active. Je possède quelques documents amusants, et il le sait… Sur ces paroles d’espoir je vous quitte.
Il restait tout juste à Malko le temps de se changer. Les propos du Belge l’avaient laissé rêveur. Ainsi il aurait peut-être son rendez-vous avec le chah parce que l’attaché culturel aimait partouzer. Quel pays !
La sonnerie du téléphone l’arracha à sa rêverie. On l’attendait en bas.
Après un court instant de réflexion, il décida de laisser son colt dans la chambre. Il allait à une soirée mondaine, et il avait l’impression qu’il n’aurait pas besoin d’une arme aussi redoutable pour forcer la belle Tania dans ses derniers retranchements…
Tania lui avait envoyé un chauffeur ne comprenant que le persan et probablement muet. La voiture était une Buick grise dernier modèle. Il y avait, en face de la banquette arrière, un petit bar avec un carafon de vodka. Malko s’en servit un verre. La voiture roula une demi-heure. Ils étaient dans un quartier que l’Autrichien ne connaissait pas, où il n’y avait plus que des villas isolées, entourées de parcs immenses. Et pas plus de piétons que dans un sentier de Beverly Hills…
Читать дальше