L’homme la détaille tranquillement, son regard passe lentement de haut en bas, s’arrête enfin sur son sexe, longuement. Elle ne bouge pas, il penche la tête légèrement, interrogatif, Alex a honte de ce qu’elle est, de lui montrer ça. Et si elle ne lui plaît pas, si ça ne lui suffit pas, le peu qu’elle a à donner, que va-t-il faire ? Il hoche alors la tête, comme s’il était déçu, désappointé, non, ça ne va pas. Et pour le faire mieux comprendre il tend la main, saisit le téton droit d’Alex entre le pouce et l’index et il tourne si vite et si fort que la jeune femme se plie en deux et hurle instantanément.
Il la lâche. Alex se tient le sein, les yeux exorbités, la respiration coupée, elle danse d’un pied sur l’autre, la douleur l’a aveuglée. Ses larmes coulent malgré elle lorsqu’elle demande :
— Qu’est-ce que… vous allez faire ?
L’homme sourit, comme s’il voulait lui rappeler une évidence :
— Bah… Je vais te regarder crever, sale pute.
Puis il fait un pas sur le côté, comme un acteur.
Alors elle voit. Derrière lui. Sur le sol, une perceuse électrique, à côté d’une caisse en bois, pas très grande. De la taille d’un corps.
Camille scrute et détaille un plan de Paris. Devant la concierge, un agent en uniforme, détaché du commissariat, passe son temps à expliquer aux curieux, aux voisins, qu’ils n’ont pas à rester là sauf s’ils ont un témoignage crucial sur l’enlèvement. Un enlèvement ! C’est une attraction, un peu comme un spectacle. Il manque la vedette principale mais ça ne gêne pas, rien que le décor, c’est déjà magique. Toute la soirée, on se répète le mot, comme dans un village, on n’en revient pas, mais qui, qui, qui, qui, je ne sais pas je te dis, une femme, à ce que j’ai compris, mais on la connaît, dis, on la connaît ? La rumeur enfle, même des enfants descendent voir, devraient être couchés à cette heure, mais tout le monde dans le quartier est excité par cette situation inattendue. Quelqu’un demande si la télé va venir, on pose sans cesse les mêmes questions à l’agent en faction, on reste des quarts d’heure entiers, désœuvré, à attendre on ne sait quoi, juste pour être présent au cas où quelque chose arriverait enfin, mais rien, alors peu à peu la rumeur s’affaiblit, l’intérêt s’appauvrit, c’est qu’il se fait tard, encore quelques heures et la nuit devient plus lourde, l’attraction tourne au dérangement, les premières réclamations fusent par les fenêtres, on aimerait dormir, maintenant, on veut du silence.
— Ils n’ont qu’à appeler la police, lâche Camille.
Louis est plus calme, comme toujours.
Sur son plan, il a souligné les axes qui convergent vers le lieu de l’enlèvement. Quatre itinéraires possibles que la femme peut avoir empruntés avant d’être enlevée. La place Falguière ou le boulevard Pasteur, la rue Vigée-Lebrun ou, en sens inverse, la rue du Cotentin. Elle peut aussi avoir pris un bus, le 88 ou le 95. Les stations de métro sont assez loin du lieu de l’enlèvement mais restent une possibilité. Pernety, Plaisance, Volontaires, Vaugirard…
Si on ne trouve toujours rien, demain, il faudra élargir le périmètre, ratisser encore plus loin à la recherche du moindre renseignement, pour ça il faut attendre qu’ils se lèvent, ces cons-là, attendre demain, comme si on avait le temps.
L’enlèvement est un crime d’un type assez particulier : la victime n’est pas sous vos yeux, comme pour un meurtre, il vous faut l’imaginer. C’est ce que Camille tente de faire. Ce qui tombe sous son crayon : la silhouette d’une femme qui marche dans la rue. Il prend du recul : trop élégante, un peu femme du monde. Pour dessiner des femmes pareilles, peut-être que Camille vieillit un peu. Tout en passant ses coups de téléphone, il raye, recommence. Pourquoi la voit-il si jeune ? Est-ce qu’on enlève les vieilles femmes ? Pour la première fois, il pense à elle non comme à une femme mais comme à une fille. « Une fille » a été enlevée rue Falguière. Il reprend son dessin. En jean, cheveux courts, un sac en bandoulière. Non. Autre dessin, la voici en jupe droite, forte poitrine, il raye, agacé. Il la voit jeune mais au fond, il ne la voit pas. Et quand il la voit, c’est Irène.
Il n’y a pas eu d’autre femme dans sa vie. Entre les rares occasions qui se présentent à un homme de sa taille, une part de culpabilité, un peu de dégoût de soi et la crainte de ce que représentait la reprise d’un commerce normal avec les femmes, ses besoins sexuels dépendaient de la coïncidence de trop de conditions, ça ne s’est pas fait. Si, une fois. Une fille qui s’était mise dans un mauvais pas, il l’a tirée d’embarras. Fermé les yeux. Il a lu le soulagement dans son regard, rien de plus sur le coup. Et puis il l’a rencontrée près de chez lui, comme par hasard. Alors un verre à la terrasse de La Marine, puis on dîne, et forcément, on se prend au jeu, on monte pour un dernier verre, et après… Normalement, ce n’est pas le genre de chose qu’un flic intègre peut accepter. Mais vraiment gentille, un peu hors cadre, l’air de vouloir remercier avec sincérité. Bon, c’est ce que Camille s’est répété ensuite pour se disculper. Plus de deux ans sans toucher une femme, en soi, c’était une raison, mais pas suffisante. Il a commis une mauvaise action. Une soirée tendre et calme, on ne s’est pas cru obligé de croire à des sentiments. Elle avait appris son histoire, à la Brigade, cette histoire, tout le monde la connaît, la femme de Verhœven a été assassinée. Elle a dit des choses simples, de tous les jours, elle s’est déshabillée à côté et elle est venue sur lui tout de suite, pas de préliminaires, ils se sont regardés dans les yeux, Camille les a juste fermés à la fin, pas possible de faire autrement. Ils se croisent de temps à autre, elle n’habite pas très loin. Quarante ans peut-être. Et quinze centimètres de plus que lui. Anne. Subtile aussi : elle n’a pas dormi avec lui, elle a dit qu’elle préférait rentrer. Camille, ça lui a évité des tristesses, c’était bien vu. Quand ils se rencontrent, elle fait comme si rien ne s’était passé. La dernière fois, il y avait du monde, elle lui a même serré la main. Pourquoi pense-t-il à elle maintenant ? Est-ce le genre de femme qu’un homme peut avoir envie d’enlever ?
Mentalement, Camille se tourne alors vers le ravisseur. On peut tuer de multiples manières et pour de multiples raisons, mais tous les enlèvements se ressemblent. Et une chose est certaine : pour enlever quelqu’un, on prend son élan. Bien sûr, on peut le faire sous le coup d’une inspiration subite, d’une colère soudaine mais c’est assez rare et promis à un échec rapide. Dans la plupart des cas, l’auteur s’organise, prémédite, prépare attentivement. La statistique n’est pas très favorable, les premières heures sont cruciales, les chances de survie diminuent rapidement. C’est encombrant, un otage, on a vite envie de s’en débarrasser.
C’est Louis qui harponne le premier. Il a appelé tous les chauffeurs de bus de service entre dix-neuf heures et vingt et une heures trente. Réveillés un par un.
— Le chauffeur du 88 qui a fait le dernier service, dit-il à Camille en couvrant le récepteur. Vers vingt et une heures. Il se souvient d’une fille qui s’est précipitée pour attraper son bus et qui s’est ravisée.
Camille repose son crayon, lève la tête.
— Quel arrêt ?
— Institut Pasteur.
Frémissement dans l’échine.
— Pourquoi il se souvient d’elle ?
Louis transmet les questions.
— Jolie, dit Louis.
Il resserre sa main sur le récepteur.
— Vraiment jolie.
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