— D’accord, dit Camille, je comprends mieux. Ce n’est pas le même tube. Ce sont des cachets de couleur bleue qu’Alex a avalés. Rien à voir.
— Ça change quoi ?
— Que ça n’est sans doute pas le même tube.
Vasseur est de nouveau très excité. Il fait non non non, l’index en l’air, les mots se précipitent :
— Ça ne tiendra pas, votre truc, ça ne tiendra pas !
Camille se lève.
— Faisons le point, voulez-vous.
Il compte sur ses doigts.
— Vous disposez d’un mobile puissant. Alex vous faisait chanter, elle vous avait déjà extorqué vingt mille euros et s’apprêtait sans doute à vous en demander davantage pour lui permettre de tenir le coup à l’étranger. Vous disposez d’un très mauvais alibi, vous mentez à votre femme sur la nature de l’appel que vous recevez. Vous prétendez avoir attendu à un endroit où personne ne vous a vu. Puis vous reconnaissez que vous êtes allé rejoindre Alex à son hôtel, et d’ailleurs, nous avons deux témoins qui le confirment.
Camille laisse Vasseur saisir l’ampleur du problème qui se dessine.
— Ça ne fait pas des preuves !
— Ça fait déjà, un mobile, une absence d’alibi, votre présence sur place. Si on ajoute Alex frappée violemment à la tête, des empreintes effacées, et les vôtres bien présentes… Ça commence tout de même à faire beaucoup…
— Non, non, non, ça ne suffira pas !
Mais il a beau remuer l’index avec force, on sent de l’interrogation au fond de cette certitude affichée. C’est sans doute pour cela que Camille complète :
— Nous avons également trouvé votre ADN sur place, monsieur Vasseur.
L’effet de sidération est total.
— Un cheveu récupéré sur le sol, près du lit d’Alex. Vous avez tenté d’effacer vos traces mais vous n’avez pas fait le ménage assez efficacement.
Camille se lève et se plante devant lui :
— Et maintenant, monsieur Vasseur, avec votre ADN, pensez-vous que ce sera suffisant ?
Jusqu’ici, Thomas Vasseur s’est montré très réactif. Ainsi formulée, l’accusation portée par le commandant Verhœven devrait le faire sauter en l’air. Or, pas du tout. Les flics le regardent, incertains de la conduite à adopter parce que Vasseur est maintenant plongé dans une réflexion très intense, il s’est absenté de l’interrogatoire, il n’est plus là. Il a posé ses coudes sur ses genoux, les mains grandes ouvertes se rejoignent dans un mouvement spasmodique, comme s’il applaudissait du bout des doigts. Son regard balaye le sol, très rapidement. Il tape du pied nerveusement. On deviendrait presque inquiet pour sa santé mentale mais il se relève brutalement, fixe Camille, il a arrêté tout mouvement.
— Elle l’a fait exprès…
On dirait vraiment qu’il se parle à lui-même. Mais c’est bien aux flics qu’il s’adresse :
— Elle a tout organisé pour me mettre ça sur le dos… Hein, c’est ça ?
Il est redescendu sur terre. Sa voix vibre d’excitation. Normalement, les flics devraient se montrer surpris par cette hypothèse, mais pas du tout. Louis reclasse minutieusement son dossier, Armand se cure consciencieusement les ongles avec un demi-trombone. Seul Camille est encore présent dans la conversation mais, pas décidé à intervenir, il a croisé ses mains à plat sur son bureau et il attend.
— J’ai giflé Alex…, dit Vasseur.
C’est une voix sans timbre, il regarde Camille mais c’est comme s’il se parlait à lui-même.
— Au café. Quand j’ai vu ses médicaments, ça m’a mis en colère. Elle a voulu me calmer, elle a passé sa main dans mes cheveux mais sa bague s’y est prise… Quand elle l’a retirée, elle m’a fait mal. Il y avait des cheveux accrochés. Ça a été un réflexe, je l’ai giflée. Mes cheveux…
Vasseur sort de sa torpeur.
— Depuis le début, elle a tout organisé, c’est ça ?
Il cherche du secours dans les regards. Il n’en trouve aucun. Armand, Louis, Camille, tous trois le fixent simplement.
— Vous savez que c’est un coup monté, hein ? C’est une manipulation pure et simple, vous le savez ! Cette histoire de billet pour Zurich, l’achat de la valise, le taxi qu’elle commande… c’est pour vous faire croire qu’elle voulait s’enfuir. Qu’elle n’avait pas l’intention de se suicider ! Elle me donne rendez-vous là où personne ne me verra, elle se frappe la tête contre le lavabo, elle essuie ses empreintes, elle laisse le tube de médicament avec les miennes, elle dépose un de mes cheveux par terre…
— Ce sera difficile à prouver, je le crains. Pour nous, vous étiez sur place, vous deviez vous débarrasser d’Alex, vous l’avez frappée, vous l’avez forcée à ingurgiter de l’alcool puis des barbituriques, vos empreintes et votre ADN confirment notre thèse.
Camille se lève.
— J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise. La bonne, c’est que la garde à vue est levée. La mauvaise, c’est que vous êtes en état d’arrestation pour meurtre.
Camille sourit. Vasseur, effondré sur sa chaise, relève tout de même la tête.
— C’est pas moi ! Vous savez que c’est elle, hein ? Vous le savez !
Cette fois, c’est Camille qu’il apostrophe, personnellement :
— Vous savez parfaitement que ça n’est pas moi !
Camille continue de sourire.
— Vous avez montré que vous n’êtes pas ennemi de l’humour noir, monsieur Vasseur, je vais donc me permettre une pointe d’esprit. Je dirais que cette fois, c’est Alex qui vous a baisé.
À l’autre bout du bureau, Armand, qui vient de placer sa cigarette artisanale sur son oreille, s’est enfin levé, il est allé vers la porte, deux agents en uniforme entrent. Camille conclut simplement, sincèrement embêté :
— Désolé de vous avoir retenu ainsi aussi longtemps en garde à vue, monsieur Vasseur. Deux jours, je sais c’est très long. Mais les tests et les comparatifs ADN… Le Labo est un peu débordé. Deux jours, en ce moment, c’est quasiment le minimum.
C’est la cigarette d’Armand, allez savoir pourquoi, qui a servi de déclic, c’est inexplicable. Peut-être à cause de la pauvreté qu’évoque une cigarette fabriquée à partir de mégots. Camille marque le pas, tellement cette découverte le bouleverse. À aucun moment il ne doute, ça non plus ne s’explique pas, il est certain, voilà tout.
Louis marche dans le couloir, derrière lui, Armand, les épaules éternellement voûtées, le pas traînant, avec ses chaussures éculées, toujours les mêmes, propres mais vieilles, épuisées.
Camille rentre précipitamment dans son bureau et rédige un chèque de dix-huit mille euros. Il en tremble.
Puis il ramasse ses documents, reprend le couloir à pas rapides. Il est très ému, il réfléchira plus tard aux sentiments que ça implique.
Le voici presque aussitôt devant le bureau de son collègue. Il pose le chèque devant lui.
— C’est très gentil, Armand, ça m’a fait vraiment plaisir.
Armand arrondit la bouche, il en fait tomber le cure-dent en bois qu’il suçotait, regarde le chèque.
— Ah non, Camille, dit-il, presque offensé. Un cadeau, c’est un cadeau.
Camille sourit. Il approuve. Danse d’un pied sur l’autre.
Il fouille sa sacoche, prend le cliché qui représente l’autoportrait et le lui tend. Armand le saisit.
— Oh, c’est sympa, Camille. Vraiment sympa !
Il est sincèrement content.
Le Guen reste debout, deux marches plus bas que Camille. Il fait froid de nouveau, il est tard, c’est comme une nuit d’hiver avant l’heure.
— Bien, messieurs…, dit le juge en tendant la main au divisionnaire.
Puis il descend d’une marche et tend la main à Camille.
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