— Oui.
— Et c’est pour cela qu’ils sont saisis. D’autres pensent que la pauvre Lina a des visions, que sa tête est malade. Elle a vu des médecins, mais ils ne lui ont rien trouvé. D’autres disent que son frère met des bolets Satan dans l’omelette aux champignons et que le bolet lui donne des hallucinations. Vous connaissez le bolet Satan, je suppose. Le pied rouge.
— Oui.
— Ah bien, dit Léone, un peu déçue.
— Ça ne donne qu’un sérieux mal de ventre.
Léone emporta les assiettes dans la petite cuisine sombre et fit la vaisselle en silence, concentrée sur sa tâche. Adamsberg essuyait au fur et à mesure.
— À moi ça m’est égal, reprit Léone en essuyant ses grandes mains. Il y a juste que Lina voit l’Armée, et cela, c’est certain. Que cette Armée soit vraie ou fausse, je suis pas là pour juger. Mais à présent qu’Herbier est mort, les autres vont la menacer. En fait, c’est pour cela que vous êtes là.
La vieille femme reprit ses cannes, et revint à sa place à table. Elle sortit du tiroir une boîte de cigares de bonne taille. Elle en passa un sous son nez, lécha le bout et l’alluma avec soin, tout en poussant la boîte ouverte vers Adamsberg.
— Un ami me les envoie, il les a de Cuba. J’ai passé deux ans à Cuba, quatre en Écosse, trois en Argentine, et cinq à Madagascar. Avec Ernest, on a ouvert des restaurants un peu partout, on a vu du pays. Cuisine à la crème. Vous seriez aimable de nous sortir le calva, dans le bas du placard, et de nous en servir deux petits verres. Vous acceptez de boire avec moi, je suppose.
Adamsberg s’exécuta, il commençait à se trouver très à son aise dans cette petite salle mal éclairée, avec ce cigare, ce verre, ce feu et cette grande vieille Léo fripée comme un chiffon raide, le chien ronflant au sol.
— Et pourquoi suis-je là, Léo ? Si je puis vous appeler Léo ?
— Pour protéger Lina et ses frères. Je n’ai pas d’enfants et c’est un peu comme ma fille. S’il y a d’autres morts, je veux dire si ceux qu’elle a vus dans l’Armée meurent aussi, ça va faire du vilain. Il s’est passé la même histoire à Ordebec, un peu avant la Révolution. Le gars s’appelait François-Benjamin, il avait vu quatre hommes mauvais saisis par la Mesnie. Mais il n’avait pu dire que trois des quatre noms. Comme Lina. Et deux de ces hommes sont morts onze jours après. Les gens ont eu si peur — à cause de la quatrième personne sans nom — qu’ils ont pensé arrêter les morts de la Mesnie en détruisant celui qui l’avait vue. François-Benjamin a été tué à coups de fourche, puis on l’a brûlé sur la place publique.
— Et le troisième n’est pas mort ?
— Si. Et le quatrième après, dans l’ordre qu’il avait dit. Comme quoi ça n’a servi à rien qu’ils enfourchent François-Benjamin.
Léo avala une gorgée de calva, se gargarisa la bouche, déglutit avec bruit et satisfaction, puis tira une longue bouffée de son cigare.
— Et je n’ai pas envie qu’il arrive la même chose à Lina. Soi-disant les temps ont évolué. Cela veut simplement dire qu’on se fait plus discrets. Cela veut dire qu’on ne fera pas ça avec des fourches et du feu, mais on le fera d’une autre manière. Tous ceux, ici, qui ont une malfaisance sur la conscience sont déjà terrifiés, vous pouvez en être sûr. Terrifiés d’être saisis, et terrifiés que ça se sache.
— Une malfaisance grave ? Un meurtre ?
— Pas forcément. Une spoliation, une calomnie ou une justice mauvaise. Ça les tranquilliserait bien de détruire Lina et ses bavardages. Parce que ça coupe le lien avec l’Armée, vous voyez. C’est ce qu’ils se disent. Comme avant. On n’a pas évolué, commissaire.
— Depuis ce François-Benjamin, Lina est la première à avoir revu l’Armée furieuse ?
— Bien sûr que non, commissaire, dit-elle de sa voix rauque, dans un nuage de fumée, comme si elle réprimandait un élève décevant. Nous sommes à Ordebec. Il y a au moins un passeur par génération ici. Le passeur, c’est celui qui la voit, c’est celui qui fait la jonction entre les vivants et l’Armée. Avant la naissance de Lina, c’était Gilbert. Il paraît qu’il a posé sa main sur la tête de la petite au-dessus du bénitier, et ce serait comme ça qu’il lui aurait passé le destin. Et quand on a le destin, ça ne sert à rien de s’enfuir, car l’Armée vous ramène toujours sur le grinvèlde. Ou le grimweld, comme ils disent dans l’Est.
— Mais personne n’a tué ce Gilbert, si ?
— Non, dit Léo en soufflant un gros nuage rond. Mais la différence, c’est que, cette fois, Lina a fait comme François-Benjamin : elle en a vu quatre, mais elle a pu seulement en nommer trois : Herbier, Glayeux et Mortembot. Mais pour le quatrième, elle ne dit pas. Alors forcément, si Glayeux et Mortembot décèdent aussi, la peur va tomber sur toute la ville. Puisqu’on ne sait pas qui est le prochain, personne ne va se sentir à l’abri. Déjà que l’annonce des noms de Glayeux et Mortembot a fait un sacré tapage.
— Pourquoi ?
— À cause des bruits qui courent sur eux depuis longtemps. Ce sont des hommes mauvais.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Glayeux fabrique des vitraux pour toutes les églises de la région, il est très doué de ses mains mais pas aimable. Il se sent au-dessus des culs-terreux et il ne se gêne pas pour le faire savoir. Alors qu’il est né d’un père ferronnier au Charmeuil-Othon. Et sans les culs-terreux pour aller à la messe, il n’aurait pas de commandes de vitraux. Mortembot, il est pépiniériste sur la route de Livarot, c’est un taciturne. C’est facile de comprendre que depuis que la rumeur court, ils sont dans les ennuis. La clientèle a baissé à la pépinière, on les évite. Quand on saura qu’Herbier est mort, ce sera bien pis. C’est pour ça que je dis que Lina aurait gagné à se taire. Mais il y a toujours ce problème avec les passeurs. Ils se sentent obligés de parler, pour donner une chance aux saisis. Vous comprenez ce que sont les « saisis », je suppose.
— Oui.
— Les passeurs parlent, des fois que les saisis arrivent à se racheter. Si bien que Lina est en danger et que, vous, vous pourriez la protéger.
— Je ne peux rien faire, Léo, c’est l’enquête d’Émeri.
— Mais Émeri ne s’inquiète pas pour Lina. Toute cette histoire d’Armée furieuse l’agace et le dégoûte. Il croit qu’on a changé, il croit que les gens sont raisonnables.
— On cherchera d’abord l’assassin d’Herbier. Et les deux autres sont toujours en vie. Si bien que Lina n’est pas menacée pour l’instant.
— Ça se peut, dit Léo en soufflant sur son trognon de cigare.
Il fallait sortir pour gagner la chambre, chaque pièce donnant directement sur l’extérieur par une porte très grinçante, qui lui rappela celle de Tuilot Julien, cette porte qui l’aurait empêché d’être inculpé s’il avait osé la franchir. Léo lui désigna sa chambre du bout de sa canne.
— Faut la soulever pour pas qu’elle crie trop. Bonne nuit.
— Je ne connais pas votre nom, Léo.
— Les policiers veulent toujours savoir ça. Et le vôtre ? ajouta Léo en crachotant des brins de tabac collés sur sa langue.
— Jean-Baptiste Adamsberg.
— Ne vous formalisez pas, il y a dans votre chambre toute une collection d’anciens livres de pornographie du XIX esiècle. C’est un ami qui m’a légué ça, sa famille ne le tolérait pas. Vous pouvez les regarder bien sûr, mais faites attention en tournant les pages, ils sont vieux et le papier n’est pas bien solide.
Au matin, Adamsberg enfila son pantalon et sortit doucement dehors, pieds nus dans l’herbe humide. Il était 6 h 30 et la rosée ne s’était pas encore évaporée. Il avait parfaitement dormi sur un vieux matelas de laine, avec une dépression au milieu, dans laquelle il s’était enfoncé comme un oiseau au nid. Il arpenta le pré pendant plusieurs minutes avant de trouver ce qu’il cherchait, une baguette de bois souple dont l’extrémité, une fois écrasée en forme de petit balai, lui fournissait un ersatz de brosse à dents. Il était en train d’éplucher le bout de sa baguette quand Léo passa la tête par la fenêtre.
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