— C’est diabolique, murmura Ledran.
— Vers onze heures, il revient à l’usine et se montre à plusieurs personnes. Il prétend faire des essais et met bien l’installation en route. En réalité, il en profite pour habiller le cadavre avec ses propres vêtements et placer sur lui des objets lui appartenant de façon à faciliter l’identification et à nous induire en erreur. Il n’hésite pas à sacrifier une belle montre, mais n’avait pas prévu que Petrod chaussait du 42.
— Cela a failli marcher, s’amusa Gradenne. Les gendarmes sont tombés dans le panneau…, comme on dit dans cette usine !
— Avec quand même des doutes, rectifia Ledran plus indulgent.
— Pour sortir, il porte ostensiblement les vêtements de Petrod et notamment son bonnet rouge. Il emprunte également sa voiture et c’est à ce moment-là qu’Ahmed le voit de loin sans se douter qu’en réalité c’est Verdoux qu’il aperçoit.
— Pour éviter toute identification formelle par ressemblance du visage ou comparaison d’empreintes digitales, il a écrasé la tête et les mains de Petrod avec la presse, s’exclama Gradenne. Et il lui a signé une demande de congé de façon à ce que personne ne s’inquiète de son absence pendant quelques jours. Il devait connaître l’existence de sa cabane, le fait qu’il y vivait tout seul, et il a pensé avec raison que personne n’irait le chercher là-haut, s’il s’y mettait à l’abri…
— Et au cas où personne n’aurait cru à l’accident, c’est Petrod que l’on aurait recherché…
— Mais alors, bondit Gradenne, sa femme est dans le coup !
— Il y a de fortes chances, répliqua Quentin. Souvenez-vous comme Courtay l’avait trouvée bizarre lorsqu’il était venu lui annoncer la mort de son mari. En plus, elle a été très contrariée quand j’ai parlé d’une autopsie qui identifierait le corps. Elle savait déjà que le cadavre n’était pas celui de son mari et qu’il fallait l’incinérer pour « consumer » tout indice. Complice, elle a dû aller visiter plusieurs fois son époux pour le ravitailler et le tenir au courant de l’évolution de l’enquête.
— Malheureusement pour elle, tu as eu l’œil, dit Ledran.
— Je suppose qu’il avait l’intention de se terrer encore quelques jours, le temps que l’affaire se tasse. Puis il aurait filé à l’étranger avec de faux papiers obtenus grâce à ses relations. Peut-être visait-il l’Argentine ? avança Quentin en se souvenant des brochures aperçues lors de sa visite chez madame Verdoux.
— Je partage ton raisonnement, mais je pense qu’il a dû s’affoler. Tout ça sent un peu l’improvisation, commenta Gradenne.
– À présent, revenons au cambriolage. Je vous rappelle qu’il n’y a pas eu d’effraction. Et qui avait les clés ? Qui savait que le week-end, le coffre serait garni ? Tant qu’à disparaître, autant partir avec le maximum de « biscuits ». En perquisitionnant chez lui ou dans la cabane, je suis presque sûr que nous trouverons le butin.
— De même que nous devrions trouver la voiture de Petrod quelque part, dans le même secteur, continua Gradenne.
— J’ai demandé aux gendarmes et aux pompiers le secret absolu. Madame Verdoux ne doit rien savoir jusqu’à demain. Nous irons la prévenir à l’aube. Cette fois-ci, elle devrait craquer.
Gradenne ne disait rien, plongé dans ses réflexions, et Ledran tournait son verre vide dans ses mains. Quentin piochait dans une corbeille de noix que Moutiers venait d’apporter.
— Je te félicite, Bruchet, dit enfin le commissaire. Je n’aurais pas fait mieux. Tu viens de faire tes preuves haut la main. Voilà une affaire rondement menée. Je vais prévenir le juge dès ce soir.
Les trois policiers passèrent au salon où ils prirent un bon café. L’hôtelier, après leur avoir servi un dernier verre de vin jaune, partit se coucher, laissant les trois compères discuter jusqu’à une heure avancée. Les deux anciens ne ménageaient pas leurs compliments à leur nouvelle recrue, et ce n’était pas de la basse flatterie. Quentin le savait. Cela n’empêcha pas Gradenne de le mettre en garde pour l’avenir.
— Tout est bien qui finit bien ! Mais imagine seulement qu’il t’ait descendu dans le bois. Hein ? Tous tes efforts auraient été réduits à néant. Tu aurais été bien avancé ! Et nous aussi !
— Je comprends, admit Quentin.
— Je pense à une mission pour toi qui devrait te convenir. Tu parles anglais ?
— Je me débrouille, répondit-il, son œil manifestant soudain un vif intérêt.
— Je vais y réfléchir. Il se pourrait que je t’envoie un moment chez les Britiches. Cela ne t’ennuie pas ?
— Pas du tout ! s’enthousiasma Quentin.
— Je repense aux activités de Verdoux, ajouta pensivement Ledran, nous ne saurons jamais avec certitude s’il était ou non un agent des Services de Renseignements extérieurs, mais il semble bien qu’il ait été couvert en haut lieu. Je m’étonne qu’un tel personnage puisse être mêlé aux affaires de l’État.
— Que veux-tu, mon pauvre ami, dans certains cas, la fin justifie les moyens. Il nous est bien arrivé de fermer parfois les yeux en échange d’informations… Les indicateurs et les espions ne sont pas des enfants de chœur… Je pense néanmoins que ce Verdoux n’est pas représentatif de l’armée. Celle-ci a compté des hommes d’honneur comme le général de la Bollardière et l’adjudant Wasser, mais aussi bien d’autres qui resteront anonymes.
— Je n’ai pas été un témoin direct de la guerre d’Algérie, intervint Quentin, mais d’après tout ce que j’ai lu, la France n’a pas toujours été très correcte !
– À la guerre comme à la guerre… Ceux d’en face n’étaient pas des tendres non plus ! Les pratiques de la chevalerie sont loin derrière nous… Crois-tu qu’il soit digne de bombarder des villes et de tuer des civils innocents ? Tu es jeune et idéaliste. C’est bien, mais tu risques de perdre tes illusions…
— Je m’en faisais sur les espions, dit Quentin. J’imaginais des hommes cultivés, parlant plusieurs langues et distingués…
— Comme James Bond ? plaisanta Ledran.
— Peut-être, répondit Quentin en souriant. À chacun son cinéma ou ses caricatures !
— Je connais plusieurs agents de nos services, reprit Gradenne. Certains sont bien, mais, par définition, les meilleurs passent inaperçus. Tout dépend du milieu qu’ils doivent infiltrer. À certains, on donnerait le bon Dieu sans confession pourvu qu’ils inspirent confiance. Ah ! je me sens bien, dit le commissaire en s’étirant. Dommage que l’aubergiste ne nous ait pas laissé la bouteille. J’aurais bien repris encore un verre.
Quentin regarda le commissaire du coin de l’œil et se demanda s’il n’avait pas un peu trop bu.
— En parlant d’espion, j’en ai rencontré un il y a peu de temps, ou plutôt une, car il y a aussi des femmes dans cette compagnie. Elle n’a pas vraiment la tête de l’emploi ! Il s’agit d’une personne charmante qui pourrait être ma fille. Pour approcher des militaires anglais, elle a une couverture astucieuse. Elle est supposée faire des études. Qui se méfierait d’elle ? Il faudra que je te la présente, Bruchet. Je suis sûr qu’elle te plairait.
— Je pense que nous ferions mieux d’aller nous reposer, préféra dire Quentin qui commençait à se sentir mal à l’aise.
— Tu as raison, acquiesça Gradenne en se levant lourdement.
Il titubait et dut se rattraper au dossier du fauteuil.
— Je vais quand même te dire son nom, dit-il en mettant sa main sur l’épaule de Quentin. Elle s’appelle Chloé Nartier.
— Comment ? cria Quentin. Quel nom avez-vous dit ? Vous avez bu décidément ?
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