André Héléna par Léo Malet
Je passais l’autre jour devant la Comédie des Champs-Élysées, où l’on rendait hommage à Marcel L’Herbier. On célébrait le centenaire de sa naissance en projetant L’Inhumaine , un film peut-être un peu dépassé maintenant mais considéré à l’époque comme un chef-d’œuvre… Marcel L’Herbier, qu’à une certaine époque j’appelais Marcel L’Herboriste — en l’honneur justement de nombreux navets dont il a parsemé le paysage cinématographique français —, était capable du meilleur comme du pire. Mon ami Héléna était lui aussi capable du meilleur et du pire. Plus souvent du pire, malheureusement. Parce qu’il était poussé par le besoin et aussi parce qu’il avait une très grande — trop grande — facilité. Il a été victime de cette aisance et en même temps de la mauvaise réputation de ses éditeurs. Car il faut bien l’avouer : à part Ditis, qui a été le seul éditeur digne de ce nom qu’il ait rencontré, les autres ne valaient pas tripette. Mais quand Héléna a rencontré Ditis, il était trop tard, le mal était fait…
André Héléna était tout ce qu’on veut, sauf fainéant. À vue de nez, il a écrit plus de 200 bouquins. Et tout ce gigantesque travail pour quoi ? Pratiquement pour des haricots !
J’ai entendu parler pour la première fois de lui par ma pharmacienne, à Châtillon. Elle savait que j’écrivais et un jour elle me dit : « J’ai reçu ce matin la visite d’un de vos confrères, un nommé Héléna, qui vend ses propres romans au porte-à-porte . » Et elle m’exhibe Le Bon Dieu s’en fout . C’est en effet ce que faisait Héléna pour arrondir ses droits d’auteur. Plus tard il m’a raconté, à ce sujet, une anecdote cocasse. Il entre un jour dans une crémerie et, au moment de proposer sa marchandise littéraire au patron du lieu, il aperçoit une fille de sa connaissance parmi la clientèle. « Paraître fauché devant cette fille, ça la foutait mal , me dit-il. Alors, j’ai remballé mon livre et acheté un camembert… perdant ainsi le bénéfice d’une précédente vente… Le plus beau , ajouta-t-il en ricanant, c’est que je n’aime pas le camembert . »
Tout Héléna est dans cet épisode. La poisse !
La poisse, c’est ce qui caractérise le héros du Demi-sel , lequel, en outre, s’appelle Balthazar, ce qui ne doit pas faciliter les relations humaines.
Le Demi-sel est un roman très curieux. On pourrait dire qu’il ne s’y passe rien, sinon une fantastique succession de morts violentes, et pourtant… Ce roman donne l’impression d’avoir été écrit sous l’impulsion féroce d’une lame d’épée déjà engagée dans les reins. Une page… encore une page… et que dire dans cette page ? je vais lui faire tuer quelqu’un !.. C’est ce que j’appelle la méthode Chandler. Raymond Chandler disait, paraît-il, que lorsqu’il se trouvait à court d’inspiration, il faisait intervenir dans son roman deux types armés de revolvers… et ça repartait comme en 14. C’est la méthode Chandler et le principe du collage, utilisé par Héléna surtout pour l’épisode, dont je parlerai plus loin, de la fille entrant dans le bar arabe.
L’épée dans les reins ! C’est peut-être vrai. C’est sûrement vrai. Héléna n’a jamais produit autrement. Mais voilà le miracle ! À l’insu de l’auteur, inconsciemment en quelque sorte, se construit un roman qui tient, un roman intéressant, celui d’un homme pas très futé pris dans un engrenage dont il ne pourra jamais s’évader. Une tragique fuite en avant. Avec, suprême ironie du sort, au moins un mort dont il n’est pas responsable, mais qu’on lui attribue pour « faire bon poids ». Tous les compagnons du destin sont au rendez-vous fatal.
J’ai rencontré pour la première fois Héléna, que je connaissais déjà de nom, dans les bureaux des éditions du Scorpion, aux destinées desquelles présidait Jean d’Halluin qui venait de publier mon roman Le Soleil n’est pas pour nous . Jean d’Halluin, à l’époque, était l’éditeur des écrivains « durs ». C’est chez lui que Boris Vian avait publié sa mystification littéraire J’irai cracher sur vos tombes , signée Vernon Sullivan. Héléna venait peut-être là entamer des négociations qui n’ont pas abouti. Dès notre premier contact, il s’est plaint de ses éditeurs (et il avait bien raison).
Dans ses démêlés avec les éditeurs véreux, Héléna n’a pas bénéficié du soutien de ses confrères. Prenons La Belle Arnaque , par exemple, un remarquable bouquin sur le monde de l’édition, où il dépeignait certains magouillages. Il avait visé juste, car l’éditeur de La Belle Arnaque ne lui a jamais versé un sou. Héléna a demandé à la Société des gens de Lettres de prendre sa défense, mais on n’a pas donné suite, estimant sans doute que La Belle Arnaque arnaquée, cela ne faisait pas sérieux.
C’était là le lot éternel d’Héléna. Toujours des ennuis avec les éditeurs — lors de notre dernier entretien téléphonique, quelque chose comme quinze ans plus tard, et avant qu’il ne quitte Paris pour Leucate, où il devait mourir, c’était la même chanson désolée, et malheureusement fondée.
Ce jour de notre rencontre au Scorpion, nous sommes sortis ensemble et avons remonté le Boul’ Mich’, en faisant quelques stations dans divers bars. Ce n’est pas calomnier Héléna que de dire qu’il aimait picoler — moins qu’on n’a prétendu, toutefois. Nous nous sommes trouvé quelques affinités. Nous parlions de choses et d’autres et il s’est inquiété de ma méthode de travail. Écrivais-je au stylo ou à la machine ? Lui, me dit-il, écrivait directement à la machine. Je me souviens de sa curieuse expression : « en direct ». Il écrivait en direct.
Par la suite, je l’ai revu de-ci de-là. Nous n’avions pas de relations suivies. Tous deux dans la purée, nous la gérions du mieux que nous pouvions, chacun de notre côté. Chaque fois que je le rencontrais, il débordait d’extraordinaires projets. Il allait entreprendre une série. C’était l’homme des séries. Toujours avortées, d’ailleurs. La seule série qu’il connut vraiment, ce fut malheureusement, la série noire, la vraie, celle qui vous englue de la tête aux pieds, pas celle de la rue Sébastien-Bottin.
Parmi les points communs que nous nous étions découverts, figurait ce qu’on pourrait appeler notre grande gueule. J’eus l’occasion d’illustrer ce doux penchant, lorsqu’il m’invita au cocktail de lancement des « Compagnons du Destin » — encore une série, dont fait partie Le Demi-sel , mais celle-là fut presque conduite à son terme.
Ce cocktail avait lieu au « Club du cheveu blanc », un vague truc bidon qui se tenait au sous-sol du théâtre des Capucines. La patronne en était une bonne femme qu’on appelait la Sorcière de France-Soir (Non, ce n’était pas Carmen Tessier). Il y avait là toute une flopée de zigomars des trois sexes plus ou moins connus. On devait jouer un sketch d’après le bouquin d’Héléna. Le rideau tardait à se lever et, dans la cohue, je n’étais pas parvenu à joindre Héléna. Alors, mécontent, j’ai commencé à faire du bruit et à dominer le vacarme ambiant. Il faut dire que j’en avais un petit coup dans le nez — vraisemblablement pour faire honneur à mon copain, qui tenait enfin sa série. Bref, j’ai attiré l’attention bienveillante d’un costaud, qui est venu me prier aimablement de fermer ma gueule . Je l’ai envoyé balader, aussi sec. « Fais pas le con , me dit le mec, je suis ceinture noire de judo . » À quoi je réponds : « Et moi, je suis de banlieue. Ceinture rouge… » Et j’ajoute, toujours modeste : « Et je m’appelle Léo Malet . » Je ne sais ce qui l’a le plus impressionné : le titre ou le nom. Toujours est-il qu’il a dit : « Excusez-moi. J’ignorais . » Cet incident a fait l’objet d’un écho — dû à Ralph Messac — dans Franc-tireur , un quotidien de l’époque. Tout cela pour dire que parfois, dans l’entourage d’Héléna, on rigolait bien.
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