On a souvent remarqué que les personnages de Lovecraft, assez difficiles à distinguer les uns des autres, en particulier dans les «grands textes», constituent autant de projections de Lovecraft lui-même. Certes. A condition de garder au mot de «projecrion» son sens de simplification. Ce sont des projections de la véritable personnalité de Lovecraft à peu près comme une surface plane peut être la projection orthogonale d’un volume. On reconnaît, effectivement, la forme générale. Étudiants ou professeurs dans une université de la Nouvelle-Angleterre (de préférence la Miskatonic University); spécialisés en anthropologie ou en folklore, parfois en économie politique ou en géométrie non euclidienne; de tempérament discret et réservé, le visage long et émacié; ont été amenés, par profession et par tempérament, à s’orienter plutôt vers les satisfactions de l’esprit. C’est une sorte de schéma, de portrait-robot ; et nous n’en saurons en général pas plus.
Lovecraft n’a pas immédiatement choisi de mettre en scène des personnages interchangeables et plats . Dans ses nouvelles de jeunesse, il se donne la peine de dépeindre à chaque fois un narrateur différent, avec un milieu social, une histoire personnelle, voire une psychologie… Parfois, ce narrateur sera un poète, ou un homme animé de sentiments poétiques ; cette veine donnera d’ailleurs lieu aux ratages les plus indiscutables de HPL.
Ce n’est que progressivement qu’il en vient à reconnaître l’inutilité de toute psychologie différenciée. Ses personnages n’en ont guère besoin; un équipement sensoriel en bon état de marche peut leur suffire. Leur seule fonction réelle, en effet, est de percevoir .
On peut même dire que la platitude voulue des personnages de Lovecraft contribue à renforcer le pouvoir de conviction de son univers. Tout trait psychologique trop accusé contribuerait à gauchir leur témoignage, à lui ôter un peu de sa transparence; nous sortirions du domaine de l’épouvante matérielle pour entrer dans celui de l’épovante psychique. Et Lovecraft ne souhaite pas nous décrire des psychoses, mais de répugnantes réalités.
Pourtant, ses héros sacrifient à cette clause de style chère aux écrivains fantastiques, consistant à affirmer n’est peut-être qu’un simple mple cauchemar, fruit d’une imagination enfiévrée par la lecture de livres impies. Ce n’est pas trop grave, nous n’y croyons pas une seule seconde.
Assaillis par des perceptions abominables, les personnages de Lovecraft se comportent en observateurs muets, immobiles, totalement impuissants, paralysés. Ils aimeraient s’enfuir, sombrer dans la torpeur d’un évanouissement miséricordieux. Rien à faire. Ils resteront cloués sur place, cependant qu’autour d’eux le cauchemar s’organise. Que les perceptions visuelles, auditives, olfactives, tactiles se multiplienr et se déploient en un crescendo hideux.
La littérature de Lovecraft donne un sens précis er alarmant au célèbre mot d’ordre de «dérèglement de tous les sens». Peu de gens, par exemple, trouveront infecte et repoussante l’odeur iodée du varech; sauf, sans doute, les lecteurs du Cauchemar d’Innsmouth . De même, il est difficile, après avoir lu HPL, d’envisager calmement un batracien. Tour cela fait de la lecture intensive de ses nouvelles une expérience assez éprouvante.
Transformer les perceptions ordinaires de la vie en une source illimitée de cauchemars, voilà l’audacieux pari de tout écrivain fantastrique. Lovecraft y réussit magnifiquement, en apportant à ses descriptions une couche de dégénérescence baveuse qui n’appartient qu’à lui. Nous pouvons quitter en abandonnant ses nouvelles ces crétins mulâtres er semi-amorphes qui les peuplenr, ces humanoides à la démarche flasque et traînante, à la peau écailleuse er rêche, aux narines plates et dilatées, à la respiration chuintanre; ils reviendront tôt ou tard dans nos vies.
Dans l'univers lovecraftien, il faut réserver une place spéciale aux perceptions auditives; HPL n’appréciait guère la musique, et ses préférences en la matière allaient aux opérettes de Gilbert et Sullivan. Mais il manifeste, dans l’écriture de ses contes, une ouïe dangereusemenr fine; quand un personnage, en posant les mains sue la table devant vous, émet un faible bruit de succion, vous savez que vous êtes dans une nouvelle de Lovecraft; de même quand vous discernez dans son rire une nuance de caquètement , ou une bizarre stridulation d’insecte. La précision maniaque avec laquelle HPL organise la bande-son de ses nouvelles est certainemenr pour beaucoup dans la réussite des plus épouvanrables d’entre elles. Je ne veux pas uniquement parler de La Musique d’Erich Zann , où, exceptionnellement, la musique provoque à elle seule l’épouvante cosmique; mais de toutes les autres, où, alternant subtilement les perceptions visuelles et auditives, les faisant parfois se rejoindre et, bizarrement, diverger d’un seul coup, il nous amène très sûrement à un état de nerfs pathétique.
Voici, par exemple, une description extraite de Prisonnier des pharaons, nouvelle mineure écrite sur la commande du prestidigitateur Harry Houdini, qui contient cependant certains des plus beaux dérèglements verbaux d’Howard Phillips Lovecraft:
« Soudainement, mon attention fut attirée par quelque chose qui avait frappé mon ouïe avant que j’eusse repris vraiment conscience: d’un lieu situé encore plus bas, dans les entrailles de la terre, provenaient certains sons cadencés et précis qui ne ressemblaient à rien de ce que j’avais entendu jusque là. Je sentis intuitivement qu’ils étaient très anciens. Ils étaient produits par un groupe d’instruments que mes connaissances de l’égyptologie me permirent d’identifier: flûte, sambouque, sistre et tympan. Le rythme de cette musique me communiqua un sentiment d’épouvante bien plus puissant que toutes les terreurs du monde, une épouvante bizarrement détachée de ma personne et ressemblant à une espèce de pitié pour notre planète qui renferme dans ses profondeurs tant d’horreurs.
Les sons augmentèrent de volume et je les sentis s’approcher. Que tous les dieux de l’Univers s’unissent pour m’éviter d’avoir à entendre quelque chose de semblable à nouveau! Je commençai à percevoir le piétinement morbide et multiplié de créatures en mouvement. Ce qui était horrible c’était que des démarches aussi dissemblables puissent avancer avec un ensemble aussi parfait . Les monstruosités venues du plus profond de la terre devaient s’être entrainées pendant des milliers d’annéespour défiler de cette manière. Marchant, boîtant, cliquetant, rampant, sautillant, tout se faisait au son horriblement discordant de ces instruments infernaux. C’est alors que je me mis à trembler… »
Ce passage n’est pas un paroxysme. A ce stade de la nouvelle, il ne s’est, à proprement parler, rien passé. Elles vont encore s’approcher, ces choses qui cliquètent, rampent et sautillent. Vous allez finalement les voir .
Plus tard, certains soirs, à l’heure où tout s’endort, vous aurez tendance à percevoir le «piétinemenr morbide et mulriplié de créatures en mouvement». Ne vous étonnez pas. Là était le but.
Traceront le schéma d’un délire intégral
« Des angles intérieurs de la tête partent cinq tubes rougeâtres, terminés par des renflements de même couleur; ceux-ci, lorsqu’on appuie dessus, s’ouvrent sur des orifices en forme de cloche, munis de saillies blanches semblables à des dents pointues, qui doivent représenter der bouches. Tous ces tubes, cils et pointes de la tête se trouvainet repliés lorsque nous avons découvert les spécimens. Surprenante flexibilité malgré nature très coriace du tissu.
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