Il est vrai que cette voie est dangereuse et qu’elle n’offre qu’une issue étroite. Ce n’est pas uniquement une question de censure. Ce n’est pas uniquement une question de censure et de procès. Les écrivains fantastiques sentent probablement que l’hostilité à toute forme de liberté finit par engendrer l’hostilité à la vie. Lovecraft le sent aussi bien qu’eux, mais ne s’arrête pas en chemin. Que le monde soit mauvais, intrinsèquement mauvais, mauvais par essence, voilà une conclusion qui ne le gêne absolument pas; et tel est le sens le plus profond de son admiration pour les Puritains: ce qui l’émerveille en eux, c’est qu’ils « haïssaient la vie et traitaient de platitude le fait de dire qu’elle vaut d’être vécue ». Nous franchirons cette vallée de larmes qui sépare l’enfance de la mort; il nous faudra rester purs. HPL ne partage aucunement les espérances des Puritains; mais il partage leurs refus. Il détaillera son point de vue dans une lettre à Belknap Long (écrite d’ailleurs quelques jours avant son mariage):
« Quant aux inhibitions puritaines, je les admire un peu plus chaque jour. Ce sont des tentatives pour faire de la vie une œuvre d’art – pour façonner un modèle de beauté dans cette porcherie qu’est l’existence animale – et il jaillit là une haine de la vie qui marque l’âme la plus profonde et la plus sensible . Je suis tellement fatigué d’entendre des ânes superficiels tempêter contre le puritanisme que je crois que je vais devenir puritain. Un intellectuel puritain est un idiot – presque autant qu’un anti-puritain – mais un puritain est, dans la conduite de sa vie, le seul type d’homme qu’on puisse honnêtement respecter. Je n’ai ni respect ni aucune considération d’aucune sorte pour tout homme qui ne vit pas dans l’abstinence et dans la pureté. »
Sur la fin de ses jours, il lui arrivera de manifester des regrets, parfois poignants, devant la solitude et l’échec de son exisrence. Mais ces regrets restent, si l’on peut s’exprimer ainsi, théoriques . Il se remémore notamment les périodes de sa vie (la fin de l’adolescence, le bref et décisif intermède du mariage) où il aurait pu bifurquer vers ce qu’on appelle le bonheur. Mais il sait que, probablement, il n’était pas en mesure de se comporter différemment. Et finalement il considère, comme Schopenhauer, qu’il ne s’en est «pas trop mal tiré».
Il accueillera la mort avec courage. Atteint d’un cancer à l’intestin qui s’esr généralisé à l’ensemble du tronc, il est transporté le 10 mars 1937 au Jane Brown Memorial Hospital. Il se comportera en malade exemplaire, poli, affable, d’un stoïcisme et d’une courtoisie qui impressionneront ses infirmières, malgré ses très vives souffrances physiques (heureusement atténuées par la morphine). Il accomplira les formalités de l’agonie avec résignation, si ce n’est avec une secrète satisfaction. La vie qui s’échappe de son enveloppe charnelle est pour lui une vieille ennemie; il l’a dénigrée, il l’a combattue; il n’aura pas mot de regret. Et il trépasse, sans aucun incident, le 15 mars 1937.
Comme disent les biographes, «Lovecraft mort, son œuvre naquit». Et en effet nous commençons à la mettre à sa vraie place, égale ou supérieure à celle d’Edgar Poe, en tout cas résolument unique. Il a parfois eu le sentiment, devant l’échec de sa production littéraire, que le sacrifice de sa vie avait été, tout compte fait, inutile. Nous pouvons aujou’hui en juger autrement; nous pour qui il est devenu un initiateur essentiel à un univers différent , situé bien au-delà des limites de l’expérience humaine, et pourtant d’un impact émotionnel terriblement précis. Cet homme qui n’a pas réussi à vivre a réussi, finalement, à écrire. Il a eu du mal. Il a mis des années. New York l’a aidé. Lui qui érait si gentil, si courtois, y a découvert la haine. De retour à Providence il a composé des nouvelles magnifiques, vibrantes comme une incantation, précises comme une dissection. La structure dramatique des «grands textes» est d’une imposante richesse, les procédés de narration sonr nets, neufs, hardis; tout cela ne suffirait peut-être pas si l’on ne sentait pas, au cenrre de l’ensemble, la pression d’une force intérieure dévorante.
Toute grande passion, qu’elle soit amour ou haine, finit par produire une oeuvre authentique. On peut le déplorer, mais il faut le reconnaître: Lovecraft est plutôt du côté de la haine;de la haine et de la peur. L’univers, qu’il conçoit intellectuellemenr comme indifférent, devient esthétiquement hostile. Sa propre existence, qui aurait pu n’êrre qu’une succession de déceptions banales, devient une opération chirurgicale, et une célébration inversée.
L’œuvre de sa maturité est restée fidèle à la prostration physique de sa jeunesse, en la transfigurant. Là est le profond secret du génie de Lovecraft, et la source pure de sa poésie: il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité agissante.
Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à la vie: telle est la plus haute mission du poète sur cette terre. Howard Phillips Lovecraft a rempli cette mission.
classée par ordre de préférence
I. Œuvres de Lovecraft
1. Dans l’abîme du temps et La Couleur tombée du ciel (Denoël, Présence du Futur). Les «grands textes».
2. Dagon (J'ai Lu, ou Belfond). Certaines nouvelles du niveau des «grands textes», d’autres franchement ratées. Prodigieuse variéré des décors et des époques. Un recueil éclectique, bizarre, finalement très réussi.
3. Fungi de Yuggoth et autres poèmes fantastiques (Néo). Les poèmes de Lovecraft sont d’une surprenante beauté, mais toute musicalité disparaît à la traduction. Heureusement, l’édition est bilingue.
4. Par-delà le mur du sommeil et Je suis d’ailleurs (Denoël, Présence du Fuur). Sélection de nouvelles de qualité.
II. Autour de Howard Phillips Lovecraft
1. Le Necronomicon , ouvrage collectif (J’ai Lu – L’Aventure Mystérieuse, ou Belfond). Ce petit livre vise à semer le trouble dans les esprits… et y parvient. HPL était-il vraiment un initié? Un ouvrage assez à part.
2. H.P. Lovecraft, Lettres 1 (Christian Bourgois). Choix de lettres sur la première partie de la vie de Lovecraft (jusqu’en 1926). Intéressant et émouvant. Belle préface de Francis Lacassin.
3. H.P. Lovecraft, le roman d’une vie , Lyon Sprague de Camp (Néo). L’auteur manque de vraie sympathie pour Lovecraft, mais il fait très bien son travail. Toutes les qualités de la biographie américaine.
1Publiées chez J’ai lu ; en médaillon, très jolie photo de HPL, devenue classique.
1Ces huit textes, les premiers publiés en France, constituent le sommaire des numéros 4 et 5 de le collection Présence du futur ; le début d'une légende.