De ses voyages dans les terres douteuses de l’indicible, Lovecraft n'est pas venu nous rapporter de bonnes nouvelles. Peut-être bien, nous confirme-t-il, quelque chose se dissimule, et se laisse parfois apercevoir, derrière le rideau de la réalité. Quelque chose d'ignoble, en vérité.
Il est en effet possible qu’au-delà du rayon limité de notre perception, d’autres entités existent. D’autres créatures, d’autres races, d’autres concepts et d’autres inelligences Parmi ces entités, certaines nous sont probablement supérieures en intelligence et en savoir. Mais ce n'est pas forcément une bonne nouvelle. Qu'est-ce qui nous fait penser que ces créatures, aussi différentes soient-elles de nous, manifestent en quelque façon une nature spirituelle ? Rien ne permet de supposer une transgression aux lois universelles de l'égoïsme et de la méchanceté. Il est ridicule d'imaginer que des êtres nous attendent aux confins du cosmos, pleins de sagesse et de bienveillance, pour nous guider vers une quelconque harmonie. Pour imaginer la manière dont ils nous traiteraient si nous parvenions à entrer en contact avec eux, mieux vaut se rappeler la manière dont nous traitons ces «intelligences inférieures» que sont les les lapins et les grenouilles. Dans le meilleur des cas, elles nous servent nourriture ; parfois aussi, souvent, nous les tuons par simple plaisir de tuer. Telle est, nous avertit Lovecraft, la véridique image de nos futurs rapports avec les «intelligences étrangères». Peut-être certains beaux spécimens humains auront-ils l’honneur de fnir sur une table à dissection; et voilà tout.
Et rien de tout cela n’aura, une fois encore, le moindre sens.
Humains du XX esiècle finissant, ce cosmos désespéré est absolumenr le nôtre. Cet univers abject, où le peur s'étage en cercles concentriques jusqu'à l'innommable révélation, cet univers où notre seul destin imaginable est d'être broyés et dévorés , nous le reconnaissons absolument comme notre univers mental. Et pour qui veut connaître l’état des mentalités par un coup de sonde rapide et précis, le succès de Lovecraft est déjà à soi seul un symptôme. Aujourd’hui plus que jamais, nous pouvons faire nôtre cette déclaration de principe qui ouvre Arthur Jermyn : « La vie est une chosehideuse; et à l’arrière-plan, derrière ce que nous en savons, apparaissent les lueurs d'une véritédémoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse. »
Le paradoxe esr cependant que nous préférions cet univers, aussi hideux soit-il, à notre réalité. En cela, nous sommes absolument les lecteurs que Lovecraft attendait. Nous lisons ses contes dans la même disposition d’esprit qui les lui a fait écrire. Satan ou Nyarlathothep, qu’importe, mais nous ne supportons plus une minute supplémentaire de réalisme. Et, s'il faut tout dire, Satan est un peu dévalué par ses rapports prolongés avec les détours honteux de nos péchés ordinaires. Mieux vaut Nyarlathothep, froid, mauvais et inhumain comme la glace. Subb-haqquaNyarlathotep!
On aperçoit bien pourquoi la lecture de Lovecraft constitue un paradoxal réconfort pour les âmes lasses de vie. On peut en fait le conseiller à tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, en viennent à éprouver à éprouver une véritable aversion pour la vie sous toutes ses formes. L'ébranlement nerveux provoqué par une première lecture est, dans certains cas, considérable. On sourit tout seul, on se met à fredonner des airs d’opérette. Le regard sur l’existence, en résumé, se modifie.
Depuis l'introduction du virus en France par Jacques Bergier, la progression du nombre de lecreurs a été considérable. Comme la plupart des contaminés, j’ai moi-même découvert HPL à l’âge de seize ans par l’intéermédiaire d’un «ami». Pour un choc, c’en fut un. Je ne savais pas que la littérature pouvait fair ça. Et, d'ailleurs, je n'en suis toujours pas persuadé. Il y a quelque chose de pas vraiment littéraire chez Lovecraft.
Pour s'en convaincre, on considérera d’abord qu’une bonne quinzaine d’écrivains (parmi lesquels on peut citer Frank Belknap Long, Robert Bloch, Lin Carter, Fred Chappell, August Derleth, Donald Wandrei…) ont consacré tout ou partie de leur œuvre à développer et enrichir les mythes créés par HPL. Et cela non pas furtivement, à la dérobée, mais de manière absolument avouée. La filiation est même systémariquement renforcée par l'emploi des mêmes mots , qui prennent ainsi valeur incantatoire (les collines sauvages à l'ouesr d'Arkham, la Miskatonic University, la cité d'Irem au mille piliers… R’lyeh, Sarnath, Dagon, Nyarlathothep… et par-dessus tout l'innommable, le blasphématoire Necronomicon , dont le nom ne peut être prononcé qu'à voix basse). Iâ! Iâ! Shub-Niggurath! la chèvre aux mille chevreaux!
A une époque qui valorise l’originalité comme valeur suprême dans les arts, le phénomène a de quoi surprendre. De fait, comme le souligne opportunément Francis Lacassier, rien de tel n'avait été enregistré depuis Homère et les chansons de geste médiévales Nous avons ici affaire, il faut humblement le reconnaître, à ce qu’on appelle un «mythe fondateur».
Créer un grand mythe populaire, c'est créer un rituel que le lecteur attend avec impatience, qu'il retrouve avec un plaisir grandissant, à chaque fois séduit par une nouvelle répétition en des termes légèrement différents, qu'il sent comme un nouvel approfondissement.
Présentées ainsi, les choses paraissent presque simples. Et pourtant, les réussites sont rares dans l'histoire de la littérature. Ce n'est guère plus facile, en réaliré, que de créer une nouvelle religion. Pour se représenter ce qui est en jeu, il faut pouvoir personnellement ressentir cette sensation de frustration qui a envahi l'Angleterre à la mort de Sherlock Holmes. Conan Doyle n’a pas eu le choix: il a dû ressusciter son héros. Lorsque, vaincu par la mort, il déposa les armes à son tour, un sentiment de tristesse résignée passa sur le monde. Il allait falloir se contenter de la cinquantaine de «Sherlock Holmes» existants. Il allait falloir se contenter de continuateurs et de commentateurs. Accueillir avec un sourire résigné les inévitables (et parfois amusantes) parodies, en gardant au cœur la nostalgie d’une impossible prolongation du noyau central, du cœur absolu du mythe. Une vieille malle de l’armée des Indes, où se trouveraient magiquement conservés des Sherlock Holmes» inédits…
Lovecraft, qui admirait Conan Doyle, a réussi à créer un mythe aussi populaire, aussi vivace et irresistible. Les deux hommes avaient en commun, dit-on, un remarquable talent de conteur . Bien sûr. Mais autre chose est en jeu. Ni Alexandre Dumas, ni Jules Verne n’étaient de médiocres conteurs. Pourtant rien dans leur œuvre n’approche la stature du détective de Baker Street.
Les hisoires de Sherlock Holmes sont centrées sur un personnage, alors que chez Lovecraft on ne rencontre aucun véritable spécimen d’humanité. Bien sûr c’est là une différence importante, très importante; mais pas véritablement essentielle. On peut la comparer à celle qui sépare les religions théistes des religions athées. Le caractère vraiment fondamental qui les rapproche, le caractère à proprement parler religieux , est autrement difficile à définir – et même à approcher face à face.
Une petite différence qu’on peut noter aussi – minime pour l’histoire littéraire, tragique pour l’individu – est que Conan Doyle a eu amplement d’occasion de se rendre compte qu’il était en train d’engendrer une mythologie essentielle. Lovecraft, non. Au moment où il meurt, il a nettement l’impression que sa création va sombrer avec lui.
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