Arthur Doyle - Le Signe Des Quatre

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«Je suis votre serviteur, mademoiselle Morstan! répétait-il de sa voix pointue. Votre serviteur, messieurs! Je vous prie d’enter dans mon petit sanctuaire. Il n’est pas grand, mademoiselle, mais je l’ai aménagé selon mon goût: une oasis de beauté dans le criant désert du Sud de Londres.»

Nous fûmes tous abasourdis par l’aspect de la pièce dans laquelle il nous conviait. Elle paraissait aussi déplacée dans cette triste maison qu’un diamant de l’eau la plus pure sur une monture de cuivre. Les murs étaient ornés de tapisseries et de rideaux d’un coloris et d’un travail incomparables; ici et là, on les avait écartés pour mieux faire ressortir un vase oriental ou quelque peinture richement encadrée. Le tapis ambre et noir était si doux, si épais, que le pied s’y enfonçait avec plaisir comme dans un lit de mousse. Deux grandes peaux de tigre ajoutaient à l’impression de splendeur orientale. Un gros narghileh, posé sur un plateau, ne déparait pas l’ensemble. Suspendu au milieu de la pièce par un fil d’or presque invisible, un brûle-parfum en forme de colombe répandait une odeur subtile et pénétrante.

Le petit homme se présenta en sautillant:

«M. Thaddeus Sholto; tel est mon nom. Vous êtes Mlle Morstan, bien entendu? Et ces messieurs…?

– Voici M. Sherlock Holmes et le docteur Watson.

– Un médecin, eh? s’écria-t-il, très excité. Avez-vous votre stéthoscope? Pourrais-je vous demander…? Auriez-vous l’obligeance…? J’ai des doutes sérieux quant au bon fonctionnement de ma valvule mitrale, et si ce n’était trop abuser…? Je crois pouvoir compter sur l’aorte, mais j’aimerais beaucoup avoir votre opinion sur la mitrale.»

J’auscultai son cœur comme il me le demandait, mais je ne trouvai rien d’anormal, sauf qu’il souffrait d’une peur incontrôlable: il tremblait d’ailleurs de la tête aux pieds.

«Tout semble normal, dis-je. Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter.

– Vous voudrez bien excuser mon anxiété, mademoiselle Morstan, remarqua-t-il légèrement. Je suis de santé fragile, et depuis longtemps cette valvule me préoccupait. Je suis enchanté d’apprendre que c’était à tort. Si votre père, mademoiselle, n’avait fatigué son cœur à l’excès, il pourrait être encore vivant aujourd’hui.»

J’aurais voulu le gifler. J’étais indigné par cette façon grossière et nonchalante de parler d’un sujet aussi pénible. Mlle Morstan s’assit; une pâleur extrême l’envahit; ses lèvres devinrent blanches.

«Au fond de moi, je savais qu’il était mort! murmura-t-elle.

– Je peux vous donner tous les détails, dit-il. Mieux, je puis vous faire justice. Et je le ferai, quoi qu’en dise mon frère Bartholomew. Je suis très heureux de la présence de vos amis ici. Non seulement parce qu’ils calment votre appréhension, mais aussi parce qu’ils seront témoins de ce que je vais dire et faire. Nous quatre pouvons affronter mon frère Bartholomew. Mais n’y mêlons pas des étrangers; ni police, ni d’autres fonctionnaires! S’il n’y a pas d’intervention intempestive, nous parviendrons à tout arranger d’une manière satisfaisante. Rien n’ennuierait plus mon frère Bartholomew que de la publicité autour de cette affaire.»

Il s’assit sur un pouf et ses yeux bleus, fables et larmoyants, nous interrogèrent.

«En ce qui me concerne, ce que vous direz n’ira pas plus loin», fit Holmes.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

«Voilà qui est bien! dit l’homme. Très bien! Puis-je vous offrir un verre de chianti, mademoiselle Morstan? Ou de tokay? Je n’ai pas d’autre vin. Ouvrirai-je une bouteille? Non? J’espère alors que la fumée ne vous incommode pas? Le tabac d’Orient dégage une odeur balsamique. Je suis un peu nerveux, voyez-vous, et le narghileh est pour moi un calmant souverain.»

Il approcha une bougie et bientôt la fumée passa en bulles joyeuses à travers l’eau de rose. Assis en demi-cercle, tête en avant, le menton reposant sur les mains, nous regardions tous trois le petit homme à l’immense crâne luisant, qui nous faisait face en tirant sur sa pipe d’un air mal assuré.

«Après avoir décidé d’entrer en relation directe avec vous, dit-il, j’ai hésité à vous donner mon adresse. Je craignais que, ne tenant pas compte de ma demande, vous n’ameniez avec vous des gens déplaisants. Je me suis donc permis de vous donner un rendez-vous de telle manière que Williams puisse d’abord vous voir. J’ai complètement confiance en cet homme. Je lui avais d’ailleurs recommandé de ne pas vous amener au cas où vous lui sembleriez suspects. Vous me pardonnerez ces précautions, mais je mène une vie quelque peu retirée. De plus, rien n’est plus répugnant à ma sensibilité – que je pourrais qualifier de raffinée – qu’un policier. J’ai une tendance naturelle à éviter toute forme de matérialisme grossier; et c’est rarement que j’entre en contact avec la vulgarité de la foule. Je vis, comme vous pouvez le constater, dans une ambiance élégante. Je pourrais m’appeler un protecteur des Arts. C’est ma faiblesse. Ce paysage est un Corot authentique. Un expert pourrait peut-être formuler quelque réserve en ce qui concerne ce Salvator Rosa; mais ce Bouguereau, en revanche, n’offre pas matière à discussion. J’ai un penchant marqué pour la récente École française, je l’avoue.

– Vous m’excuserez, monsieur Sholto, dit Mlle Morstan, mais je suis ici, sur votre demande, pour entendre quelque chose que vous désirez me dire. Il est déjà très tard, et j’aimerais que l’entrevue soit aussi courte que possible.

– Même si tout va bien, ce sera long! répondit-il. Il nous faudra certainement aller à Norwood pour voir mon frère Bartholomew. Nous essaierons tous de lui faire entendre raison. Il est très en colère contre moi parce que j’ai fait ce qui me semblait juste. Nous nous sommes presque querellés la nuit dernière. Vous ne pouvez imaginer comme il est terrible lorsqu’il est en colère.

– S’il nous faut aller à Norwood, nous ferions peut-être aussi bien de partir tout de suite?» hasardai-je.

Il rit au point d’en faire rougir ses oreilles.

«Ce n’est pas possible! s’écria-t-il. Je ne sais comment il réagirait si je vous amenais d’une façon aussi impromptue. Non, je dois d’abord expliquer nos positions respectives. Et tout d’abord, il y a plusieurs points que j’ignore moi-même dans cette histoire. Je puis seulement vous exposer les faits tels qu’ils me sont connus.

«Le major John Sholto, qui appartenait à l’armée des Indes, était mon père, comme vous l’avez peut-être deviné. Il prit sa retraite il y a environ onze ans et vint s’installer à Pondichery Lodge, situé dans Upper Norwood. Il avait fait fortune aux Indes; il en ramena une somme d’argent considérable, une grande collection d’objets rares et précieux, et enfin quelques serviteurs indigènes. Il s’acheta alors une maison et vécut d’une manière luxueuse. Mon frère jumeau Bartholomew et moi étions ses seuls enfants.

«Je me souviens fort bien de la stupéfaction que causa la disparition du capitaine Morstan. Nous lûmes les détails dans les journaux et, sachant qu’il avait été un ami de notre père, nous discutâmes librement le cas en sa présence. D’ailleurs, il prenait part aux spéculations que nous fîmes pour expliquer le mystère. Jamais, l’un ou l’autre, nous n’avons soupçonné qu’il en gardait le secret caché en son cœur. Pourtant, il connaissait, et lui seul au monde, le destin d’Arthur Morstan.

«Ce que nous savions, c’est qu’un mystère, un danger positif, pesait sur notre père. Il avait grand-peur de sortir seul, et il avait engagé comme portiers deux anciens professionnels de la boxe. Williams, qui vous a conduit ce soir, était l’un d’eux. Il fut en son temps champion d’Angleterre des poids légers. Notre père ne voulait pas nous confier le motif de ses craintes, mais il avait une aversion profonde pour les hommes à jambe de bois. À tel point qu’un jour il n’hésita pas à tirer une balle de revolver contre l’un d’eux, qui n’était qu’un inoffensif commis voyageur en quête de commandes. Il nous fallut payer une grosse somme pour étouffer l’affaire. Mon frère et moi avions fini par penser qu’il s’agissait d’une simple lubie. Mais les événements qui suivirent nous firent changer d’avis.

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