Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle plus large que j’ai dessiné là, entre les deux bosses de mon front!
Joseph ROULETABILLE
30 octobre, minuit.
XIX Rouletabille m’offre à déjeuner à l’auberge du «Donjon»
Ce n’est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet où l’histoire du phénomène de la «galerie inexplicable» avait été retracée tout au long, par lui, le matin même qui suivit cette nuit énigmatique. Le jour où je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le plus grand détail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris l’emploi de son temps pendant les quelques heures qu’il était allé passer, cette semaine-là, à Paris, où, du reste, il ne devait rien apprendre qui le servît.
L’événement de la «galerie inexplicable» était survenu dans la nuit du 29 au 30 octobre, c’est-à-dire trois jours avant mon retour au château, puisque nous étions le 2 novembre. «C’est donc le 2 novembre» que je reviens au Glandier, appelé par la dépêche de mon ami et apportant les revolvers.
Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son récit.
Pendant qu’il parlait, il n’avait point cessé de caresser la convexité des verres du binocle qu’il avait trouvé sur le guéridon et je comprenais, à la joie qu’il prenait à manipuler ces verres de presbyte, que ceux-ci devaient constituer une de ces «marques sensibles destinées à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison». Cette façon bizarre, unique, qu’il avait de s’exprimer en usant de termes merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus; mais souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce n’était point toujours facile que de pénétrer la pensée de Joseph Rouletabille. La pensée de cet enfant était une des choses les plus curieuses que j’avais jamais eu à observer. Rouletabille se promenait dans la vie avec cette pensée sans se douter de l’étonnement – disons le mot – de l’ahurissement qu’il rencontrait sur son chemin. Les gens tournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer, s’éloigner, comme on s’arrête pour considérer plus longtemps une silhouette originale que l’on a croisée sur sa route. Et comme on se dit: «D’où vient-il, celui-là! Où va-t-il?» on se disait: «D’où vient la pensée de Joseph Rouletabille et où va-t-elle?» J’ai avoué qu’il ne se doutait point de la couleur originale de sa pensée; aussi ne la gênait-elle nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De même, un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout à fait à son aise, quel que soit le milieu qu’il traverse. C’est donc avec une simplicité naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau supernaturel, exprimait des choses formidables «par leur logique raccourcie», tellement raccourcie que nous n’en pouvions, nous autres, comprendre la forme qu’autant qu’à nos yeux émerveillés il voulait bien la détendre et la présenter de face dans sa position normale.
Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu’il venait de me faire. Je lui répondis que sa question m’embarrassait fort, à quoi il me répliqua d’essayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon bout.
«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que l’assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite dans la galerie.»
Et je m’arrêtai…
«En partant si bien, s’exclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté si tôt. Voyons, un petit effort.
– Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a disparu, alors qu’il n’a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre, il faut qu’il se soit échappé par une autre ouverture.»
Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et n’hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours «comme une savate».
«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric Larsan!»
Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives d’admiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il s’écriait: «Il est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que – et je l’avais bien remarqué – selon que les découvertes de Frédéric Larsan venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu’elles le contredisaient. C’était un des petits côtés du noble caractère de cet enfant étrange.
Nous nous étions levés et il m’entraîna dans le parc. Comme nous nous trouvions dans la cour d’honneur, nous dirigeant vers la sortie, un bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous vîmes au premier étage de l’aile gauche du château, à la fenêtre, une figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.
«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»
Il baissa la tête, hâta sa marche et je l’entendis qui disait entre ses dents:
«Il était donc cette nuit au château?… Qu’est-il venu y faire?»
Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était cet Arthur Rance et comment il l’avait connu. Alors il me rappela son récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué à la réception de l’Élysée.
«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement? demandai-je.
– Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n’est point arrivé ce matin; il n’est point arrivé cette nuit; il sera donc arrivé avant dîner et je ne l’ai point vu. Comment se fait-il que les concierges ne m’aient point averti?»
Je fis remarquer à mon ami qu’à propos des concierges, il ne m’avait point encore dit comment il s’y était pris pour les faire remettre en liberté.
Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils semblaient n’avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé Arthur Rance. Ils lui répondirent qu’ils ignoraient que M. Arthur Rance fût au château. Il avait dû s’y présenter dans la soirée de la veille, mais ils n’avaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point qu’on allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare du petit bourg de Saint-Michel; de là, il s’acheminait à travers la forêt jusqu’au château. Il arrivait au parc par la grotte de Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit grillage et se trouvait dans le parc.
À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de Rouletabille s’assombrir, manifester un certain mécontentement et, à n’en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût encore à apprendre «qu’Arthur Rance avait coutume de venir au château».
Morose, il demanda des explications.
«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château… Mais, quand y est-il donc venu pour la dernière fois?
– Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier – c’était le nom du concierge – attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu’on nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient au château, ne passe pas par notre grille, il n’y passe pas non plus quand il le quitte…
Читать дальше