Ah! Maintenant, il fallait faire vite!… il fallait être le vent! la tempête!… la foudre! Mais hélas… hélas! «il y avait des mouvements nécessaires…» Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds sur la pierre… l’homme qui m’avait aperçu à la fenêtre avait bondi, s’était précipité comme je l’avais prévu sur la porte de l’antichambre, avait eu le temps de l’ouvrir et fuyait. Mais déjà j’étais derrière lui revolver au poing. Je hurlai: «À moi!»
Comme une flèche j’avais traversé la chambre et cependant j’avais pu voir qu’»il y avait une lettre sur la table». Je rattrapai presque l’homme dans l’antichambre, car le temps qu’il lui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de l’antichambre sur la galerie… Mais j’avais des ailes, je fus dans la galerie à trois mètres de lui… M. Stangerson et moi le poursuivîmes à la même hauteur. L’homme avait pris, toujours comme je l’avais prévu, la galerie à sa droite, c’est-à-dire le chemin préparé de sa fuite… «À moi, Jacques! À moi, Larsan!» m’écriai-je. Il ne pouvait plus nous échapper! Je poussai une clameur de joie, de victoire sauvage… L’homme parvint à l’intersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la rencontre que j’avais décidée, le choc fatal qui devait inévitablement se produire, eut lieu! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour: M. Stangerson et moi venant d’un bout de la galerie droite, le père Jacques venant de l’autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant de la galerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu’à tomber…
«Mais l’homme n’était pas là!»
Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux d’épouvante, devant cet «irréel»: «l’homme n’était pas là!»
Où est-il? Où est-il? Où est-il?… Tout notre être demandait: «Où est-il?»
«Il est impossible qu’il se soit enfui! m’écriai-je dans une colère plus grande que mon épouvante!
– Je le touchais, s’exclama Frédéric Larsan.
– Il était là, j’ai senti son souffle dans la figure! faisait le père Jacques.
– Nous le touchions!» répétâmes-nous, M. Stangerson et moi.
Où est-il? Où est-il? Où est-il?…
Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries; nous visitâmes portes et fenêtres; elles étaient closes, hermétiquement closes… On n’avait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermées… Et puis, est-ce que cette ouverture d’une porte ou d’une fenêtre par cet homme, ainsi traqué, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, n’eût pas été plus inexplicable encore que la disparition de l’homme lui-même?
Où est-il? Où est-il?… Il n’a pu passer par une porte, ni par une fenêtre, ni par rien. Il n’a pu passer à travers nos corps!…
J’avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, il faisait clair dans la galerie, et dans cette galerie il n’y avait ni trappe, ni porte secrète dans les murs, ni rien où l’on pût se cacher. Nous remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux. Rien! Rien! Nous aurions regardé dans une potiche, s’il y avait eu une potiche!
XVII La galerie inexplicable
Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre, continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa porte, dans cette galerie où venait de se passer l’incroyable phénomène. Il y a des moments où l’on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique assassiné, la raison en morceaux… tout cela était sans doute comparable à la sensation, qui m’épuisait, «qui me vidait», du déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensée d’homme! La ruine morale d’un édifice rationnel, doublé de la ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient toujours clair, quel coup affreux sur le crâne!
Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos… Je la respirai… «je respirai son parfum de la dame en noir… Chère dame en noir, chère dame en noir» que je ne reverrai jamais plus! Mon Dieu! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en noir! Mais, hélas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore!… et encore!… que le parfum, à peu près le parfum dont je venais respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma jeunesse!… c’est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la «galerie inexplicable»! Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l’étoile rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir… Quand je commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette affaire, j’imaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», Mlle Stangerson portait les cheveux en bandeaux… «Mais, avant mon entrée dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans la chevelure aux bandeaux»?
Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la «galerie inexplicable»; je suis là, stupide, devant l’apparition de Mlle Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue d’un peignoir d’une blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père la prend dans ses bras, l’embrasse avec passion, semble la reconquérir une fois de plus, puisqu’une fois de plus elle eût pu, pour lui, être perdue! Il n’ose l’interroger… Il l’entraîne dans sa chambre où nous les suivons… car, enfin, il faut savoir!… La porte du boudoir est ouverte… Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés vers nous… «Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit.» «Voilà, dit-elle, c’est bien simple!…» – Comme c’est simple! comme c’est simple! -… Elle a eu l’idée de ne pas dormir cette nuit dans sa chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades, dans le boudoir… Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir… Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines fort compréhensibles, n’est-ce pas?… Qui comprendra pourquoi, cette nuit justement «où il devait revenir», elle s’est enfermée par un «hasard» très heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui était tout à l’heure sur la table de la chambre, «n’y est plus»!… Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que l’assassin devait revenir… elle ne pouvait l’empêcher de revenir… elle n’a prévenu personne parce qu’il faut que l’assassin reste inconnu… inconnu de son père, inconnu de tous… excepté de Robert Darzac. Car M. Darzac doit le connaître maintenant… Il le connaissait peut-être avant! Se rappeler la phrase du jardin de l’Élysée: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» Contre qui, le crime, sinon «contre l’obstacle», contre l’assassin? Se rappeler encore cette phrase de M. Darzac en réponse à ma question: «Cela ne vous déplairait-il point que je découvre l’assassin? – Ah! Je voudrais le tuer de ma main!» Et je lui ai répliqué: «Vous n’avez pas répondu à ma question!» Ce qui était vrai. En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien l’assassin qu’il a peur que je le découvre, «tout en voulant le tuer». Il n’a facilité mon enquête que pour deux raisons: d’abord parce que je l’y ai forcé; ensuite, pour mieux veiller sur elle…
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