Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît un instant et revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui: «Venez!» me souffle-t-il.
Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, il me dit:
«J’étais allé chercher mon échelle dans la salle basse du donjon, qui nous sert de débarras, au jardinier et à moi; la porte du donjon était ouverte et l’échelle n’y était plus. En sortant, sous le clair de lune, voilà où je l’ai aperçue!»
Et il me montrait, à l’autre extrémité du château, une échelle appuyée contre les «corbeaux» qui soutenaient la terrasse, au-dessous de la fenêtre que j’avais trouvée ouverte. La terrasse m’avait empêché de voir l’échelle… grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de pénétrer dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai plus que ce fût là le chemin pris par l’inconnu.
Nous courons à l’échelle; mais, au moment de nous en emparer, le père Jacques me montre la porte entrouverte de la petite pièce du rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement à l’extrémité de cette aile droite du château, et qui a pour plafond cette terrasse dont j’ai parlé. Le père Jacques pousse un peu la porte, regarde à l’intérieur, et me dit, dans un souffle.
«Il n’est pas là! – Qui? – le garde!»
La bouche encore une fois à mon oreille: «Vous savez bien que le garde couche dans cette pièce, depuis qu’on fait des réparations au donjon!…» et, du même geste significatif, il me montre la porte entrouverte, l’échelle, la terrasse et la fenêtre, que j’ai tout à l’heure refermée, de la galerie tournante.
Quelles furent mes pensées alors? Avais-je le temps d’avoir des pensées? Je «sentais», plus que je ne pensais…
Évidemment, sentais-je, «si le garde est là-haut dans la chambre» (je dis: «si», car je n’ai, en ce moment, en dehors de cette échelle, et de cette chambre du garde déserte, aucun indice qui me permette même de soupçonner le garde), s’il y est, il a été obligé de passer par cette échelle et par cette fenêtre, car les pièces qui se trouvent derrière sa nouvelle chambre, étant occupées par le ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de l’escalier, à l’intérieur du château… «si c’est le garde qui a passé par là», il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir, d’aller dans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soit simplement poussée à l’intérieur, les panneaux joints, de telle sorte qu’il n’ait plus, de l’extérieur, qu’à appuyer dessus pour que la fenêtre s’ouvre et qu’il puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité de la fenêtre non fermée à l’intérieur restreint singulièrement le champ des recherches sur la personnalité de l’assassin. Il faut que l’assassin «soit de la maison»; à moins qu’il n’ait un complice, auquel je ne crois pas…; à moins… à moins que Mlle Stangerson «elle-même» ait veillé à ce que cette fenêtre ne soit point fermée de l’intérieur…
«Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle Stangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles qui la séparent de son assassin?»
J’empoigne l’échelle et nous voici repartis sur les derrières du château. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux sont tirés, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand rai de lumière, qui vient s’allonger sur la pelouse à mes pieds. Sous la fenêtre de la chambre j’applique mon échelle. Je suis à peu près sûr de n’avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied de l’échelle», je gravis l’échelle, moi, tout doucement, tout doucement, avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je lève et pose les pieds avec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon Dieu» m’arrête au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient d’être poussé derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un signal! Si quelque complice de l’homme m’avait vu, sur mon échelle. Ce cri appelle peut-être l’homme à la fenêtre! Peut-être!… Malheur, «l’homme est à la fenêtre! Je sens sa tête au-dessus de moi; j’entends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de ma tête, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tête? Non!… il s’en va… il n’a rien vu… je le sens, plus que je ne l’entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre; et je gravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre d’appui de la fenêtre; mon front dépasse cette pierre; mes yeux, entre les rideaux, voient.
L’homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, et il écrit. Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais, comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumière projette des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu’un dos monstrueux, courbé.
Chose stupéfiante: Mlle Stangerson n’est pas là! Son lit n’est pas défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre à côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie de trouver l’homme seul. Tranquillité d’esprit pour préparer le traquenard.
Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux, installé à ce bureau comme s’il était chez lui? S’il n’y avait point «les pas de l’assassin» sur le tapis de la galerie, s’il n’y avait pas eu la fenêtre ouverte, s’il n’y avait pas eu, sous cette fenêtre, l’échelle, je pourrais être amené à penser que cet homme a le droit d’être là et qu’il s’y trouve normalement à la suite de causes normales que je ne connais pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mystérieux est l’homme de la «Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est obligée, sans le dénoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa figure! Le surprendre! Le prendre!
Si je saute dans la chambre en ce moment, «il» s’enfuit ou par l’antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir. Par là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds. Or, je le tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je l’avais dans une cage… Qu’est-ce qu’il fait là, solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson? Qu’écrit-il? À qui écrit-il?… Descente. L’échelle par terre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J’envoie le père Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m’attendre chez M. Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. J’aurais voulu travailler seul et avoir toute l’aubaine de l’affaire, au nez de Larsan endormi. Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et moi, je ne suis peut-être pas assez développé. Je manquerais peut-être de force… Larsan, lui, a l’habitude de l’homme que l’on terrasse, que l’on jette par terre, que l’on relève, menottes aux poignets. Larsan m’ouvre, ahuri, les yeux gonflés de sommeil, prêt à m’envoyer promener, ne croyant nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je lui affirme que «l’homme est là!»
«C’est bizarre, dit-il, je croyais l’avoir quitté cet après-midi, à Paris!»
Il se vêt hâtivement et s’arme d’un revolver. Nous nous glissons dans la galerie.
Larsan me demande:
«Où est-il?
– Dans la chambre de Mlle Stangerson.
– Et Mlle Stangerson?
– Elle n’est pas dans sa chambre!
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