– Enfin, savez-vous quand il y est venu pour la première fois?
– Oh! oui, monsieur… il y a neuf ans!…
– Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille; et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au Glandier?
– Trois fois.
– Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre connaissance», avant aujourd’hui.
– Une huitaine de jours avant l’attentat de la «Chambre Jaune».
Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:
«Dans la rainure du parquet?
– Dans la rainure du parquet, répondit-elle.
– Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»
Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour recommander le silence et la discrétion.
Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l’auberge du «Donjon».
«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?
– Quelquefois.
– Mais vous prenez aussi vos repas au château?
– Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l’une de nos chambres, tantôt dans l’autre.
– M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?
– Jamais.
– Votre présence chez lui ne le lasse pas?
– Je n’en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le gênions pas.
– Il ne vous interroge jamais?
– Jamais! Il est resté dans cet état d’esprit du monsieur qui était derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu’on assassinait sa fille, qui a défoncé la porte et qui n’a point trouvé l’assassin. Il est persuadé que, du moment qu’il n’a pu, «sur le fait», rien découvrir, nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous autres… Mais il s’est fait un devoir, «depuis l’hypothèse de Larsan», de ne point contrarier nos illusions.»
Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour m’apprendre comment il avait libéré les deux concierges.
«Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec une feuille de papier. Je lui ai dit d’écrire sur cette feuille ces mots: «Je m’engage, quoi qu’ils puissent dire, à garder à mon service mes deux fidèles serviteurs, Bernier et sa femme», et de signer. Je lui expliquai qu’avec cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa femme et je lui affirmai que j’étais sûr qu’ils n’étaient pour rien dans le crime. Ce fut, d’ailleurs, toujours mon opinion. Le juge d’instruction présenta cette feuille signée aux Bernier qui, alors, parlèrent. Ils dirent ce que j’étais certain qu’ils diraient, dès qu’on leur enlèverait la crainte de perdre leur place. Ils racontèrent qu’ils braconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que c’était par un soir de braconnage qu’ils se trouvèrent non loin du pavillon au moment du drame. Les quelques lapins qu’ils acquéraient ainsi, au détriment de M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron de l’auberge du «Donjon» qui s’en servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur Paris. C’était la vérité, je l’avais devinée dès le premier jour. Souvenez-vous de cette phrase avec laquelle j’entrai dans l’auberge du «Donjon»: «Il va falloir manger du saignant maintenant!» Cette phrase, je l’avais entendue le matin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc, et vous l’aviez entendue, vous aussi, mais vous n’y aviez point attaché d’importance. Vous savez qu’au moment où nous allions atteindre cette grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui, devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, à chaque instant, sa montre. Cet homme, c’était Frédéric Larsan qui, déjà, travaillait. Or, derrière nous, le patron de l’auberge sur son seuil disait à quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur de l’auberge: «Maintenant, il va falloir manger du saignant!»
«Pourquoi ce «maintenant»? Quand on est comme moi à la recherche de la plus mystérieuse vérité, on ne laisse rien échapper, ni de ce que l’on voit, ni de ce que l’on entend. Il faut, à toutes choses, trouver un sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait d’être bouleversé par un crime. La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée comme pouvant se rapporter à l’événement du jour. «Maintenant», pour moi, signifiait: «Depuis l’attentat.» Dès le début de mon enquête, je cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame. Nous allâmes déjeuner au «Donjon». Je répétai tout de go la phrase et je vis, à la surprise et à l’ennui du père Mathieu, que je n’avais pas, quant à lui, exagéré l’importance de cette phrase. J’avais appris, à ce moment, l’arrestation des concierges. Le père Mathieu nous parla de ces gens comme on parle de vrais amis… Que l’on regrette… Liaison fatale des idées… je me dis: «Maintenant que les concierges sont arrêtés, «il va falloir manger du saignant.» Plus de concierges, plus de gibier! Comment ai-je été conduit à cette idée précise de «gibier»! La haine exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine, prétendait-il, partagée par les concierges, me mena tout doucement à l’idée de braconnage… Or, comme, de toute évidence, les concierges ne pouvaient être dans leur lit au moment du drame, pourquoi étaient-ils dehors cette nuit-là? Pour le drame? Je n’étais point disposé à le croire, car déjà je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, que l’assassin n’avait pas de complice et que tout ce drame cachait un mystère entre Mlle Stangerson et l’assassin, mystère dans lequel les concierges n’avaient que faire. L’histoire du braconnage expliquait tout, relativement aux concierges. Je l’admis en principe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je pénétrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et découvris sous leur lit des lacets et du fil de laiton. «Parbleu! pensai-je, parbleu! voilà bien pourquoi ils étaient, la nuit, dans le parc.» Je ne m’étonnai point qu’ils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup d’une aussi grave accusation que celle d’une complicité dans le crime, ils n’aient point répondu tout de suite en avouant le braconnage. Le braconnage les sauvait de la cour d’assisses, mais les faisait mettre à la porte du château, et, comme ils étaient parfaitement sûrs de leur innocence sur le fait crime, ils espéraient bien que celle-ci serait vite découverte et que l’on continuerait à ignorer le fait braconnage. Il leur serait toujours loisible de parler à temps! Je leur ai fait hâter leur confession par l’engagement signé de M. Stangerson, que je leur apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furent mis en liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les avais-je point fait délivrer plus tôt? Parce que je n’étais point sûr alors qu’il n’y avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les laisser venir, et étudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus certaine, à mesure que les jours s’écoulaient. Au lendemain de la «galerie inexplicable», comme j’avais besoin de gens dévoués ici, je résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur captivité. Et voilà!»
Ainsi s’exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m’étonner encore de la simplicité de raisonnement qui l’avait conduit à la vérité dans cette affaire de la complicité des concierges. Certes, l’affaire était minime, mais je pensai à part moi que le jeune homme, un de ces jours, ne manquerait point de nous expliquer, avec la même simplicité, la formidable nuit de la «Chambre Jaune» et celle de la «galerie inexplicable».
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